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Catégorie : Interview

Prix de thèse sur la ville 2024 – “Une fois qu’un territoire est sacrifié, cela laisse des marques indélébiles”

Les transformations du paysage urbain sous l’influence des infrastructures énergétiques peuvent révéler les imbrications entre développement industriel, dynamiques sociales et aménagement du territoire. Dans sa thèse, lauréate du Grand prix du Prix de thèse sur la ville 2024, Clarence Hatton-Proulx étudie les impacts des raffineries et infrastructures pétrolières de Montréal-Est. En retraçant plus d’un siècle d’industrialisation, de pollution et de désindustrialisation, il met en lumière les effets durables de ces activités sur la morphologie urbaine, les usages du sol et les perceptions des habitants. Il nous livre aujourd’hui ses réflexions, utiles pour penser la future planification urbaine des transitions énergétiques.

Vous avez exploré en détail les raffineries et infrastructures pétrolières de Montréal-Est. Comment ces infrastructures ont-elles redéfini la morphologie urbaine et les usages des sols ?

C’est une histoire longue et complexe que je retrace dans ma thèse. Montréal-Est a connu de nombreux changements d’usage du foncier au fil des siècles. Lorsque la ville se forme au début du XXe siècle, c’est encore un espace agricole, composé de longues bandes de terre contiguës au fleuve Saint-Laurent. À cette époque, un entrepreneur local propose de transformer cette zone en une cité-jardin visant à offrir un cadre de vie plus verdoyant et moins dense que les quartiers centraux. Un tramway relie ce nouveau territoire au centre-ville, permettant aux résidents de travailler en ville et de vivre dans une zone plus aérée.

En 1914, la Première Guerre mondiale bouleverse ces ambitions. Les investissements immobiliers se réorientent vers l’effort de guerre, et Montréal-Est, en quête de revenus, attire rapidement des industries pour financer ses infrastructures. La première raffinerie, Imperial Oil, s’y installe, suivie par plusieurs autres ; si bien que dans les années 1950, on dénombre jusqu’à six raffineries concentrées sur un espace relativement restreint.

Ce développement industriel transforme profondément le territoire. À la fin des années 1960, environ 80 % du territoire de Montréal-Est est occupé par des industries, dont une majorité de raffineries de pétrole. Ce territoire, initialement agricole, devient l’un des plus grands pôles industriels du Canada, bien qu’il ne compte que 6 000 habitants.

C’est donc un “territoire sacrifié”, concept mobilisé dans la thèse pour évoquer un espace où l’on concentre les nuisances industrielles pour produire des biens consommés par la société entière, mais où les conséquences environnementales – pollution de l’air, des sols et de l’eau – sont supportées par une petite population locale.

Quelle a été la réaction des habitants à cette nouvelle implantation industrielle ?

Dans la plupart des villes post-industrielles, il n’y a plus vraiment de proximité entre l’industrie et les autres fonctions urbaines telles que le logement, le commerce, et les activités récréatives. À Montréal-Est, elle existait pourtant. Des gens vivaient littéralement en face de raffineries de pétrole ou de réservoirs de stockage de pétrole.

La ville industrielle de Montréal-Est, 1976. En avant-plan, un réservoir de pétrole.
En arrière-plan, des maisons de type bungalow © Archives de la Ville de Montréal

Les mobilisations contre cette situation sont arrivées relativement tardivement et, en réalité, elles ont été peu importantes. La littérature sur la justice environnementale célèbre souvent les grandes victoires de mouvements sociaux contre les injustices environnementales. Mais à Montréal-Est, il n’y a pas eu de grandes mobilisations. Plusieurs raisons expliquent cela, et j’en parle longuement dans ma thèse.

Tout d’abord, l’aspect économique : les raffineries fournissaient plus de 3 000 emplois pendant les Trente Glorieuses. Ces emplois industriels étaient une véritable perspective d’avancement social et de mobilité pour la classe ouvrière.

Ces entreprises multinationales étaient par ailleurs très généreuses avec leurs employés. Elles offraient de nombreux avantages : voyages, événements sportifs et culturels, et même des infrastructures civiques pour améliorer la qualité de vie dans la commune. Cet aspect du confort matériel, soutenu par l’industrie pétrolière, cultivait un attachement fort des habitants envers ces entreprises.

Les travailleurs étaient plus globalement fiers de leur rôle dans ce secteur qui produisait des biens essentiels à la société (essence, fioul pour le chauffage, plastiques…). Le sentiment d’appartenance à la “civilisation du pétrole” était donc vécu comme positif.

Cependant, cet équilibre s’est effrité à partir des années 1980, avec la désindustrialisation et la fermeture successive de quatre raffineries en moins de dix ans. Cela a eu des conséquences profondes sur la morphologie de la ville et sur l’urbanisation de Montréal-Est, qui a dû faire face à un démantèlement industriel important. Les terrains laissés par ces raffineries sont aujourd’hui contaminés et beaucoup de ces zones n’ont pas encore été réaménagées.

En ce qui concerne la gestion actuelle de ces héritages spatiaux, auriez-vous des leçons à tirer de votre analyse de Montréal-Est ?

Je dirais qu’une fois qu’un territoire est “sacrifié”, cela laisse des marques indélébiles. La première raffinerie s’est installée en 1915, et même si la plupart d’entre elles ont fermé aujourd’hui, il reste encore une raffinerie en activité. Cela signifie qu’il y a plus de 100 ans d’activités industrielles sur ce territoire.

Cet aspect structurel est déterminant, car la pollution générée par ces activités a pénétré profondément dans les sols. Souvent, les compagnies pétrolières ont simplement déversé leurs résidus de transformation, comme des boues huileuses, directement sur les terrains. Ces résidus polluent les sols et peuvent, par lixiviation, contaminer les eaux souterraines.

Ancien terrain d’Imperial Oil à Montréal-Est
en friche, 2022 © Clarence Hatton-Proulx

Aujourd’hui, cela conditionne fortement l’utilisation de ces terrains. La décontamination ou la dépollution des sols est une tâche coûteuse, complexe sur le plan technique, et qui nécessite une véritable volonté politique. Or, comme Montréal-Est reste relativement périphérique par rapport aux activités économiques du centre-ville, il n’y a pas encore eu de réelle priorité donnée à cette décontamination. Il faut un travail considérable pour changer le destin de ce genre de territoires.

Vous soulignez dans votre thèse que les politiques de zonage ont pu légitimer la présence de raffineries dans des zones résidentielles. Quel a été leur rôle, concrètement ?

Certaines municipalités sur l’île de Montréal ont été planifiées de manière très “raffinée”. Prenons l’exemple d’une ville voisine de Montréal-Est, la ville d’Anjou, qui a accueilli la raffinerie de British Petroleum (BP) à la fin des années 1950. Cette ville a été organisée autour du croisement de deux autoroutes, ce qui a permis de diviser l’espace en quatre secteurs distincts, chacun avec une fonction dominante. L’industrie lourde était isolée de la zone résidentielle par une grande autoroute.

En revanche, Montréal-Est n’a pas bénéficié d’une telle planification urbaine. Comme je l’ai mentionné précédemment, le projet initial pour cette zone était de créer une cité-jardin, mais ce projet a été rapidement supplanté par un développement industriel. On est alors dans les années 1910, et l’urbanisme n’est pas encore structuré de manière professionnelle. Le zonage, tel qu’il a été mis en place, a donc été un moyen de solidifier a posteriori une situation qui le précédait, de légitimer le statu quo.

Votre thèse s’appuie à la fois sur des études très locales, à l’échelle de quartiers, et sur le concept de métabolisme urbain, opérant nécessairement sur un périmètre plus large. Comment cette imbrication entre différentes échelles a-t-elle influencé la construction de la ville face aux transitions énergétiques ?

Je crois qu’il est crucial de regarder l’interaction entre ces différentes échelles, car elles ont des répercussions les unes sur les autres. Le pari de ma thèse était d’aller au-delà de l’histoire des transitions énergétiques telle qu’elle a été souvent racontée, en se concentrant uniquement sur les actions prises par des personnes très puissantes, comme les élus, les entrepreneurs ou les ingénieurs à la tête de grandes entreprises du secteur de l’énergie. Bien sûr, leurs décisions ont un fort impact, mais ce que je voulais démontrer, c’est que ces décisions sont aussi déterminées par les actions quotidiennes de millions de personnes. Ces dernières consomment de l’énergie et s’approprient l’espace urbain d’une certaine manière, et ces usages influencent directement les décisions prises au niveau politique et économique. Les actions individuelles influencent les choix collectifs, et inversement.

Pour mieux comprendre cette interaction entre échelles, j’ai recours à une théorie relativement récente appelée la théorie de l’urbanisation planétaire. Les auteurs comme Brenner et Schmidt expliquent que depuis les années 1980, nous avons réellement entamé une nouvelle ère où les villes jouent un rôle déterminant dans l’influence de l’environnement et du climat planétaire. Environ 70 % de l’énergie mondiale est consommée dans les centres urbains, ce qui signifie que l’action urbaine influence non seulement les territoires urbains, mais aussi des espaces non urbains, comme les forêts amazoniennes ou la fonte des glaces en Arctique. Cette consommation d’énergie à une échelle urbaine, sur des territoires relativement réduits, a donc des conséquences planétaires.

Vous parlez des infrastructures énergétiques comme des symboles visibles dans le paysage urbain. Comment leur présence physique a-t-elle influencé les perceptions et les représentations des quartiers où elles étaient situées ?

La présence physique des infrastructures énergétiques était très forte, mais elle était aussi très localisée. Ce qu’il faut comprendre, c’est que les raffineries étaient concentrées dans un secteur assez isolé de l’île de Montréal. Beaucoup de Montréalais ignorent non seulement l’histoire de ces raffineries, mais aussi leur simple existence. Pourtant, elles se trouvaient à seulement 10 km du centre-ville.

Cependant, pour les personnes vivant dans ces quartiers, l’impact était immédiat et tangible. Ce n’était pas seulement une question de visibilité, mais aussi d’expérience quotidienne des nuisances.

Incendie à l’usine Calex dans l’est de Montréal, 1967
© Musée des pompiers auxiliaires de Montréal

L’aspect visuel, bien sûr, était important, mais l’aspect olfactif ressort aussi particulièrement dans les témoignages d’histoire orale que j’ai recueillis. L’odeur caractéristique des raffineries, liée aux activités de transformation du pétrole brut, était un facteur d’identification très fort pour les habitants de ce secteur. Dans les journaux de l’époque, on parlait souvent de cet endroit comme étant “là où ça sent mauvais”. Il y a donc une identification multisensorielle à ce territoire. Les bruits des raffineries – les sifflets des trains, les sonneries des équipements industriels, ou encore les bruits des craqueurs catalytiques, qui émettent un “soupir” – rythmaient la vie quotidienne des habitants. Cela créait un paysage énergétique à la fois visuel, olfactif et sonore, propre à ce territoire.■

Propos recueillis par Naïla Tensi

Claire Schorter – Grand Prix de l’urbanisme 2024 … pour “écologiser la fabrique de la ville”

Choisie parmi les 3 nominées pour la 32e édition du Grand Prix de l’urbanisme, Claire Schorter, diplômée de l’école d’architecture de Paris-Val de Marne (UP4), a créé sa propre agence d’architecture et d’urbanisme en 2013, LAQ, acronyme de “l’amour des quartiers” après avoir collaboré avec Paul Chemetov et Bernard Reichen. Le jury, présidé par Philippe Mazenc, directeur général de l’aménagement, du logement et de la nature (DGALN), a tenu à célébrer son “ambition d’’écologiser’ la fabrique de la ville”. Une exigence qui se traduit par des “projets plus sobres, plus résilients face au changement climatique, mais aussi plus agréables à vivre”. Claire Schorter dévoile pour Diagonal son rapport très personnel à la conception urbaine.

Quels furent vos premières approches des métiers de l’architecture et de l’urbanisme ?

Mon père était architecte, presque un artisan, il travaillait seul à réaliser de petits équipements, des extensions, pour des particuliers ou des collectivités locales. Il avait créé son agence dans les années 80, en installant son siège dans notre maison. Quand le téléphone sonnait c’était souvent des clients… j’ai découvert avec lui l’ambiance et le travail des chantiers.
Après un bac scientifique j’ai intégré l’école d’architecture UP4, devenue depuis Paris-Val de Seine. J’ai eu pour professeur l’architecte sociologue Michel Conan qui travaillait déjà beaucoup sur la notion d’usage, dans une approche programmatique.

Les convictions de l’agence LAQ
La profession de foi de l’agence de Claire Schorter repose sur 5 cinq orientations fortes : préserver les sols vivants, réparer les milieux habités, organiser la résilience des territoires, concevoir les quartiers à hauteur d’habitant, et une dernière qui pourrait les résumer toutes : d’abord la vie ! 
Il faudrait ajouter à cela l’un des mantras de Claire Schorter : “Je passe ma vie à douter”…

Comment avez-vous intégré le milieu professionnel de l’urbanisme ?

Je suis née à l’urbanisme en intégrant l’agence de Paul Chemetov, qui cherchait un stagiaire formé à l’usage des logiciels de dessin assisté par ordinateur. Il travaillait alors à la réhabilitation des grands ensembles, les GPU [Grands Projets Urbains, ndlr] puis les GPV [les grands projets de ville succèdent aux GPU dans les années 2000, ndlr], et participait à des concours portant sur la transformation de ces morceaux de ville.
Dans le même temps je participais en tant qu’experte à la sélection des sites urbains sur lesquels allaient porter les travaux des équipes candidates à Europan.
J’ai ensuite rejoint en 2002 l’agence Reichen et Robert, où j’ai travaillé pendant onze ans, alors que Bernard Reichen était fasciné par l’avènement de la “ville territoire”. Il travaillait sur le SCoT de Montpellier1 en interrogeant en particulier les notions de limites et les grands tracés.

En 2013 vous créez l’agence Laq, acronyme de “l’amour des quartiers”. Est-ce à dire que vous aviez décidé de vous spécialiser à cette seule échelle ?

Les quartiers sont des lieux de sociabilisation, ils sont au cœur de nos pratiques, sur l’île de Nantes, à Lille, à Rungis… J’observe l’urbanisme de ces cinquante dernières années avec la création des macro-lots, ces morceaux de ville de plus en plus importants, qui génèrent des formes de plus en plus simples, de plus en plus rentables et banales. Alors que dans les villes anciennes, ce que l’on aime c’est la surprise, la diversité, les stratifications historiques, le mélange du petit et du grand. Ce qui permet cette diversité c’est le parcellaire. Notre travail est de le retrouver, il est le garant d’un tissu fin et évolutif, dissocier la voiture du foncier, redécouper les îlots… Au-delà de 50 logements les architectes ont tendance à se répéter. Nous travaillons à des échelles bien plus petites, créant une sorte d’émulation entre les opérateurs, qui font appel à des agences d’architectes plus petites et plus jeunes.
La taille des projets est la condition qui permet la garantie de choses essentielles pour “concevoir la ville à hauteur d’habitants”, le confort acoustique dans le logement, la lumière naturelle dans la cage d’escalier, le traitement du seuil avec la rue, la qualité et l’animation des façades au rez-de-chaussée, la possibilité de voir ses enfants jouer en sécurité en bas en regardant par la fenêtre de sa cuisine…  

À gauche : Quartier Montjean, Rungis : vue axonométrique 2020 © laq ;
À droite : Quartier République, île de Nantes : croquis d’étude, cœur d’îlot © Stéphane Guédon


Vous avez collaboré avec l’architecte et urbaniste danois Jan Gehl, dont les travaux sont peu connus en France, faute d’avoir été traduits et édités…

Jan Gehl a pris dès les années soixante le contrepied de l’approche technicienne de la ville, en étant très critique à l’égard du Mouvement moderne, ce qui est peut-être la cause de cette méconnaissance. Il a visité les villes européennes avec son épouse Ingrid Mundt psychosociologue de l’habitat, pour consigner la manière dont “l’animal humain” se mouvait dans la ville2 .

Quand j’ai essayé de le contacter, il se trouvait que l’une de ses collaboratrices avait des liens personnels avec la ville de Lille. J’ai fait le concours du quartier Saint-Sauveur proche d’Euralille avec son agence. Jan Gehl se propose de faire de la vie publique le moteur de l’aménagement, de partir des espaces publics, de réfléchir à la manière dont l’humain vit en ville. Un architecte de son équipe, David Sim présenta un jour le projet en disant, “je souhaite une ville dont les habitants pourront dormir les fenêtres ouvertes”.


Gestion transitoire © Ah-bon-productions_Katoki-Studio

Parcours à travers la friche – Urbanisme transitoire, LAQ / QUAND MEME © David Wauthy

Relier à la ville
© Loïe Jacotey
Quartier Saint-Sauveur, Lille


Depuis quelques projets, vous mettez en avant la question de la préservation du sol vivant…

J’ai toujours eu une attention particulière pour la nature des sols. Lorsque j’étais enfant, j’habitais à quelques minutes à pied de la forêt de Sénart, dont le souvenir est encore associé à l’odeur d’humus.
Je cherche de plus en plus à travailler sur deux sujets : le retour à un sol naturel et la place de l’agriculture, y compris à Rennes et à Nantes, des villes qui conservent encore des reliquats de terres agricoles. À Nantes, avec Jacqueline Osty3 , nous nous employons à renforcer les liens de la ville avec la Loire ainsi qu’à conforter la nature en ville. Nous traçons une grande figure paysagère qui s’immisce dans le tissu urbain et structure le quartier République sur l’île de Nantes. Il y est parfois difficile de faire émerger le sol naturel sous les déblais et remblais des friches industrielles.

Claire Schorter en quelques projets :
À Lille, avec la friche ferroviaire de Saint-Sauveur.
Sur l’île de Nantes, avec la poursuite de la réflexion sur les tracés, le parcellaire, et la qualité des logements.
À Rungis, avec le traitement de la lisière urbaine et l’interface ville-nature d’une plaine maraîchère.
À Pantin, avec le futur éco-quartier des Quatre-Chemins.

Le sol prend dans vos projets une autre identité, la “terre fertile”…

La question écologique devient pressante. Pourtant, nous manquons de personnes qui s’interrogent sur la manière de coordonner l’agriculture, dans les franges de la ville, et l’urbanisme. Même si des professionnels venus d’horizons divers s’y emploient : Franck Chevalier4 , agriculteur formé aux arts et métiers, qui développe le thème des “paysages fertiles” ou Pierre Janin5 architecte DPLG et agriculteur qui travaille avec son frère ingénieur-paysagiste sur la notion “d’urbanisme agricole”.

Aujourd’hui, l’agence LAQ s’intéresse aux sujets agricoles et au fonctionnement des liens qui unissent les villes et les “agri-sites”. Les ceintures maraîchères de grande couronne ont disparu, ce qui fait que la ville de Paris n’a qu’une demi-journée d’autonomie alimentaire, et deux ou trois jours pour Rennes ou Nantes.

Quartier Plaisance en cours de livraison, Rennes 2024 © 11h45

À Rungis, sur un terrain de 20 hectares, longé par l’autoroute A6, l’agroquartier de Montjean doit passer d’une agriculture céréalière à une agriculture maraîchère, malgré un manque d’eau et de terres fertiles. Nous devons installer une trame agroforestière sur la plaine, rafraîchir, apporter de la biodiversité, travailler sur l’eau… C’est l’un de nos sujets de réflexion avec les collectivités locales, la réintroduction d’un paysage fertile, aux limites des villes.
À Villejuif nous sommes réinterrogés sur l’avenir d’un site horticole de trois hectares. L’objectif est de conserver l’entièreté des terrains agricoles, en recyclant les effluents des quartiers, – les toilettes, l’urine – ce qui ferait la démonstration du métabolisme circulaire6 tout en permettant de participer à la résilience alimentaire.■

Propos recueillis par Marc Lemonier

Pour aller plus loin, quelques lectures :
Ariella Masboungi, Antoine Petitjean, La ville à l’usage – Claire Schorter, grand prix de l’urbanisme, Éditions Parenthèses, 2025
Jan Gehl, Pour des villes à échelle humaine, Éditions Écosociété (Québec), 2012
Jan Gehl, Brigitte Svare, La vie dans l’espace public, comment l’étudier, Éditions Écosociété (Québec), 2013

  1. Voir : https://www.reichen-robert.fr/fr/projet/scot-de-lagglomeration-de-montpellier [↩]
  2. Cité par la revue Metropolis Magazine en 2002, il déclarait (Ingrid Mundt)
    “dans de nombreuses discussions que l’aspect humain de l’architecture n’était pas suffisamment considéré par les architectes, les paysagistes, et les urbanistes … Mon épouse et moi nous avons étudié la frontière entre la sociologie, la psychologie, l’architecture, et l’urbanisme”. [↩]
  3. La paysagiste Jacqueline Osty, associée à Claire Schorter dans l’équipe de conception de ce nouveau quartier de l’île de Nantes a été Grand Prix de l’urbanisme en 2020. [↩]
  4. https://www.paysages-fertiles.fr/www/index.php [↩]
  5. Pierre Janin, lauréat du Palmarès des jeunes urbanistes en 2014, dirige l’agence Fabriques, https://fabriques-ap.fr/index.php/agence/ [↩]
  6. Selon le géographe Clément Dillenseger, “On parle d’un métabolisme circulaire lorsque les flux (entrants et sortants) arrivent à circuler essentiellement au sein d’un système territorial et de métabolisme linéaire lorsque ces flux débordent le territoire d’étude”. [↩]

“Préserver les tourbières est une urgence absolue”

Le changement climatique s’accélère et vient bouleverser les habitudes et les représentations. Longtemps préservé du manque d’eau, le massif du Jura l’a brutalement subi avec un assec du Doubs en 2018 et la livraison d’eau potable par camions dans de nombreuses communes. Une réalité qui rend d’autant plus précieux les milieux humides et en particulier les tourbières, véritables éponges et indispensables alliées de l’adaptation au changement climatique en montagne. Daniel Gilbert, écologue et directeur de la Zone atelier CNRS de l’Arc jurassien, qui était récemment le grand témoin du séminaire organisé par le CEREMA à Nanchez sur la transition écologique des territoires de montagne, nous précise ici l’enjeu majeur de la préservation et de la restauration des tourbières.

Vous êtes un spécialiste des zones humides et en particulier des tourbières. Pouvez-vous nous rappeler la nature de ces milieux ?

Il y a trois mots clés pour caractériser une tourbière : le carbone, l’eau et la biodiversité.
L’eau d’abord, car il s’agit d’un milieu humide. Sa particularité est que les plantes, qui produisent de la matière organique par la photosynthèse – feuilles, tiges, racines – ne s’y dégradent pas en totalité. Dans un écosystème classique, le carbone retourne à l’atmosphère par l’activité microbienne au bout de quelques mois ou années. La présence de l’eau dans une tourbière – environ 60 à 80 % – limite le transfert d’oxygène et préserve de la décomposition environ un dixième des déchets végétaux. La conséquence est simple à comprendre : cette matière organique non dégradée, la tourbe, s’accumule et le sol monte de quelques millimètres par an. Un sol qui comporte une hyper concentration en carbone.

D’où l’importance des tourbières au regard des enjeux climatiques…

Tout à fait. Les tourbières constituent un gigantesque stock de carbone (500 Gt), comparable à celui présent dans l’atmosphère (720 Gt). Si elles ne constituent que 3 % des sols émergés sur notre planète, elles concentrent 30 % du carbone contenu dans les sols.
Mais le rôle de stockage du carbone n’est qu’un service parmi tous ceux que les tourbières rendent. Elles sont aussi une assurance-vie en période de sécheresse car elles peuvent stocker et restituer l’eau. Et elles peuvent absorber des excès d’eau et participer à la régulation des inondations. Enfin les tourbières sont des refuges pour des espèces qui leur sont inféodées et qu’on ne trouve pas ailleurs. Pour aller plus loin, je vous invite à consulter le livret réalisé par une doctorante, Lise Pinault, sur les tourbières et lacs du massif jurassien, très complet et très pédagogique. Un travail national d’évaluation [EFESE, évaluation française des écosystèmes et des services écosystémiques] avait estimé la valeur a minima d’un hectare de tourbières au regard de tous ces services, à 150 000 €.

Extrait du livret pédagogique sur le socio-écosystème des lacs et tourbières, documentation de la Zone atelier Arc jurassien. Consultable en ligne ici.


Ces travaux ont-ils permis de mieux protéger les tourbières françaises ?

Malheureusement non, puisque personne ne paie aujourd’hui le prix de leur dégradation. D’autant qu’elles ne sont plus seulement affectées par l’activité humaine, mais aussi directement par le changement climatique. On constate une diminution des pluies et surtout une augmentation des températures moyennes qui amplifie l’évapotranspiration. Certaines tourbières, alors même qu’elles ne sont pas drainées pour l’agriculture ou l’urbanisation, atteignent leur plus bas historique [i.e. la nappe phréatique qui les alimente est à son plus faible niveau, ndlr]. La tourbe se retrouve ainsi hors d’eau, l’activité microbienne repart et un relargage du carbone stocké commence. Il suffit de quelques années pour que le carbone piégé sur plusieurs millénaires rejoigne l’atmosphère et vienne renforcer le réchauffement climatique…

Comment enrayer ce cercle infernal ?

Il faut agir pour protéger et restaurer les tourbières. De ce point de vue, le Jura est un champion français. Avec 3 programmes Life successifs, le département a déjà restauré près d’une centaine de tourbières. Le dernier né, lancé en 2023, prévoit d’en restaurer une soixantaine de plus d’ici 2029. Cela passe le plus souvent par la recréation d’anciens lits de ruisseaux, comme pour la tourbière du bief de Nanchez1.

Prises de vue dans la réserve naturelle régionale des tourbières du Bief de Nanchez dans le Jura. ©Florent Chappel


Je perçois de vraies prises de conscience aujourd’hui qui donnent un petit espoir. Dans le SCOT du Pays horloger, près de Morteau, l’urbanisme est même conditionné à la disponibilité de la ressource en eau. Et les élus viennent spontanément nous demander de restaurer leurs tourbières. Cela traduit un tournant dans les postures que je relie au choc de 2018 avec l’assec du Doubs. Un phénomène rare qui a profondément affecté les agriculteurs et les habitants. Et qui s’est reproduit deux fois depuis, alors qu’il avait été observé pour la dernière fois en 1906 !
Le discours sur l’importance des services rendus par les tourbières et donc de l’importance d’une bonne gestion de ces milieux pour les entretenir et pouvoir “remonter la cascade des services” (cf. illustration supra), commence à être entendu.
Je milite plus généralement pour une gestion collective des paysages hydriques – qui retiennent l’eau – au bénéfice de tous.

Pensez-vous que la réglementation en faveur des tourbières est suffisante ?

Le règlement européen sur la restauration de la nature adopté en juin 2024 était très ambitieux et fixait des objectifs inédits en matière de réhabilitation de tourbières dans sa version initiale : 30 % des tourbières à usage agricole devaient être restaurées d’ici 2030, 40 % d’ici 2040 et 50 % d’ici 2050. Le chiffre le plus important étant celui de 30 % pour 2030, puisque tout l’intérêt d’agir sur les tourbières est de le faire très tôt, avant un relargage trop conséquent du carbone qu’elles contiennent. Mais le texte final, sous la pression des lobbys a conditionné ces restaurations à l’accord des propriétaires et des agriculteurs concernés. Ce qui limite fortement son champ d’application…

Même déception avec la conditionnalité de la PAC : les critères qui permettent de délimiter les zones relevant de la BCAE22 conduisent à écarter à peu près les ¾ des tourbières françaises.

On se retrouve donc dans une situation d’urgence absolue à intervenir sur ces écosystèmes et tout semble fait pour que rien ne s’y passe. On se tire une balle dans le pied. Dans le Nord-Pas-de-Calais par exemple, la dégradation des tourbières a conduit aux inondations dramatiques récentes. Pourquoi ? Parce que le drainage des tourbières provoque leur tassement, jusqu’à parfois 1m de hauteur, dans des zones déjà situées en dessous du niveau la mer. Et les croyances et l’incompréhension des phénomènes en jeu conduisent les acteurs locaux à drainer davantage pour évacuer l’eau… C’est un suicide à l’état pur. La seule chose à faire serait de réhabiliter les tourbières et d’essayer de retenir l’eau en amont pour ne pas inonder les bas de plaines.

Quels leviers la recherche peut-elle activer ?

Le premier, c’est celui de la connaissance. Nous savons que l’essentiel des tourbières françaises, c’est la Normandie avec le Cotentin, la Brière, la Somme, le Nord-Pas-de-Calais, le Marais Poitevin – largement détruit aujourd’hui – ou encore les Landes. Elles sont pour beaucoup très abîmées par les activités humaines. Or nous n’avons aucune information précise pour caractériser ces milieux de tourbières, leur santé, leur volume… C’est pourquoi j’encadre aujourd’hui le travail de la doctorante Lise Pinault qui réalise un inventaire national des tourbières, avec l’objectif de le publier fin 2025. L’Allemagne, l’Irlande ou encore les pays scandinaves ont le leur depuis longtemps ! Nous allons essayer de rattraper notre retard.

L’inventaire fournira les contours des zones de tourbières, les profondeurs de tourbe quand on les connaît et la qualité de cette tourbe (i.e. sa densité et sa perte au feu qui permettent de quantifier le carbone stocké). Aujourd’hui, les acteurs de terrain n’ont pas ces notions à l’esprit. Même dans le PNR de Brière, qui est essentiellement constitué de tourbières, la question de la profondeur de la tourbe et donc du stock de carbone, n’était pas du tout posée il y a encore deux ans. L’inventaire aura donc le rôle de porter à la connaissance de l’État la localisation et la santé des tourbières françaises, donc leur stock et leurs émissions de carbone. Ce qui permettra de prioriser les interventions de restauration.

L’autre levier est celui de la façon même de conduire la recherche. Aujourd’hui, le discours scientifique ne passe plus si les citoyens ne sont pas associés au processus. Il ne suffit plus de communiquer des résultats, il faut impliquer dans la méthode même. Il faut faire avec et sur le terrain, dans une co-construction avec les acteurs pour que ça marche. C’est ce qu’avait déjà perçu la philosophe Simone Weil en 1934 dans ses Réflexions sur les causes de la liberté de l’oppression sociale : “La science est un monopole, non pas à cause d’une mauvaise organisation de l’instruction publique, mais par sa nature même : les profanes n’ont accès qu’aux résultats, non aux méthodes, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent que croire et non assimiler”.■

Propos recueillis par Florent Chappel

  1. Il s’agit de l’un des sites de visites de terrain du séminaire montagne des 18 et 19 septembre 2024 organisé par le CEREMA. [↩]
  2. Les bonnes conditions agricoles et environnementales (BCAE) sont des exigences à respecter pour l’attribution des aides de la PAC sur la programmation 2023-2027. Elles sont numérotées de 1 à 9 selon leur objet et la seconde – BCAE2 – porte sur la protection des zones humides et des tourbières. [↩]

Lutte contre les passoires thermiques : “Les efforts des collectivités se heurtent à des difficultés de ciblage”

Gel des loyers, diagnostic de performance énergétique (DPE), audit de performance énergétique en 2022, décret sur la décence énergétique en 2023, interdiction de mise en location pour les étiquettes G en 2025… Le filet se resserre autour des propriétaires de passoires thermiques qui mettent leur bien en location. Leur accompagnement vers les travaux est plus que jamais nécessaire. Mais pour les embarquer, encore faut-il les connaître. C’est là l’un des enjeux principaux de la démarche “Territoires Démonstrateurs : Aller vers” lancée en début d’année par le ministère en charge de la transition écologique et l’Anah. Interview de Guillaume Bourlier, fondateur et dirigeant de Dévelop’Toît, et assistant à maîtrise d’ouvrage de cette expérimentation.

Dans quel contexte s’inscrit la démarche “Territoires Démonstrateurs : Aller vers ?”

Qu’il s’agisse de la lutte contre la vacance, de résorption de l’habitat indigne, de production de logements sociaux et bien sûr de rénovation thermique, les collectivités sont fréquemment amenées à s’adresser aux propriétaires bailleurs. Mais les dispositifs qu’elles mettent en œuvre se heurtent souvent à des difficultés de ciblage. En clair, elles ont du mal à repérer les propriétaires bailleurs de leurs territoires et plus encore à identifier les plus susceptibles d’être concernés par les programmes qu’elles portent. C’est cette problématique qui constitue à mes yeux le cœur de la démarche que nous accompagnons opérationnellement depuis le mois de mars.

Que prévoit l’expérimentation ?

Pour cette expérimentation, la MCIPREB et l’Anah ont souhaité un calendrier resserré : entre son lancement officiel et sa clôture, il n’y a que neuf mois. C’est court, mais cela suffit pour se rendre compte de ce qui marche ou de ce qui ne marche pas. Et puis, il ne s’agit pas de concevoir de nouvelles choses ex nihilo ! En effet, l’expérimentation repose sur le test en réel d’outils existants ou de combinaisons d’outils destinés à cibler les propriétaires bailleurs, entrer en contact avec eux et, in fine, les accompagner vers la réalisation de travaux. Au total, 6 solutions conçues par des start-ups d’État ou des partenaires ont été proposées d’emblée. D’autres dispositifs intègrent la boîte à outil au fil de la démarche, sur la base notamment d’initiatives locales. Ceux-ci portent par exemple sur la mobilisation des agences immobilières, des syndics ou des banques qui disposent tous d’une grande proximité avec les propriétaires bailleurs. Enfin, l’expérimentation comporte également l’élaboration d’indicateurs de suivi pour évaluer la pertinence et la prise en main des dispositifs testés. Nous suivons ainsi le nombre de personnes contactées, le nombre de personnes accompagnées et le nombre de personnes ayant engagé une démarche de travaux. La démarche prévoit aussi des séquences d’échanges entre collectivités pour un partage d’expériences et de bonnes pratiques.

Michael Prévost, Chef de projet parc locatif privé et copropriétés à la MCIPREB

“La démarche Territoires Démonstrateurs : Aller vers a été initiée par le gouvernement en toute fin d’année dernière. Elle est portée par la Mission de coordination interministérielle du plan de rénovation énergétique des bâtiments (MCIPREB) et l’Anah, avec l’assistance à maîtrise d’ouvrage du cabinet Dévelop’Toît. L’enjeu principal du programme est de trouver, avec 14 collectivités volontaires, les outils et méthodes de mobilisation des propriétaires bailleurs les plus efficaces pour la lutte contre les passoires thermiques. Les dispositifs testés sont proposés par Zéro Logement Vacant, Bail Rénov’, l’ADEME, RDV Service public et Histologe. Cela permet de couvrir 3 étapes du début du parcours de rénovation : le repérage des propriétaires concernés, la prise de contact ciblée et l’orientation vers un parcours d’accompagnement adapté. Le tout avec un seul objectif : multiplier les passages à l’action”.

Qui sont les collectivités embarquées dans la démarche ?

Au total, nous aurons accompagné 14 collectivités de tailles et de typologies variées, de la petite commune à la grande métropole. Toutes avaient déjà engagé des réflexions et, pour certaines, des actions pour la mobilisation des propriétaires bailleurs, avec des contextes, des approches et des niveaux de maturité différents. L’expérimentation a été organisée en trois séquences successives enchaînant phases de test et retours d’expériences. Chaque séquence est centrée sur un petit groupe de collectivités réunies en fonction de caractéristiques communes. Le premier groupe, réunissant les communautés d’agglomération Béthune-Bruay et Mauges Communauté ainsi que la communauté de communes Chinon, Vienne et Loire, a d’ores et déjà mené les tests. La réunion de restitution est prévue début octobre.

Quels sont les premiers enseignements ?

Globalement, les premiers retours sont positifs. Les participants à l’expérimentation ont pu acquérir une bonne maîtrise des outils testés et se faire une idée de leur adéquation à leurs réalités territoriales. Certains d’entre eux se sont révélés très efficaces. Les méthodologies mises en œuvre seront en outre duplicables, ce qui permettra à d’autres collectivités de monter rapidement en compétences.

Quelles perspectives pour la suite ?

Cibler et repérer les propriétaires bailleurs, c’est un premier pas décisif, mais ce n’est qu’un début. La démarche tout entière d’aller vers n’est elle-même qu’un début. Pour franchir le mur de la rénovation énergétique dans le secteur locatif privé, nous avons plus que jamais besoin de dispositifs de subventions et d’avantage fiscaux adaptés aux profils et aux attentes des propriétaires bailleurs.■

Propos recueillis par Dominique Fidel

Passoires thermiques : MAR’ accompagne la rénovation des particuliers

Créé par la loi Climat et Résilience, Mon Accompagnateur Rénov’ (MAR’) est devenu un acteur incontournable pour guider les ménages dans des travaux de rénovation d’ampleur. Depuis le 1er janvier 2024, le déploiement de ces opérateurs agréés par l’Anah se poursuit. Objectif : lever les freins et massifier la rénovation des logements les plus énergivores.

“Apporter de la visibilité dans les dispositifs est indispensable”

Camille Thomas est présidente du Réseau National des Opérateurs Mon Accompagnateur Rénov’ (RENOMAR’). Elle revient sur les enjeux du parcours d’accompagnement des ménages et les défis rencontrés par les MAR’ pour accélérer la rénovation des passoires thermiques.

Camille Thomas, présidente de Rénomar’. © Rénomar’


Quelle est la raison d’être de RENOMAR’ ?

Nous avons lancé l’association en février pour représenter les MAR’ du secteur privé. Dans le public, les opérateurs agréés par l’État avaient déjà l’accompagnement des particuliers dans leur giron. Côté privé, c’est une profession plus nouvelle. RENOMAR’ a vocation à porter la voix du secteur privé auprès des pouvoirs publics et à faire valoir ses positions sur le sujet de l’accompagnement et la rénovation d’ampleur. Nous avons aussi pour mission de diffuser l’information réglementaire aux membres de notre réseau.

En quoi MAR’ est-il un maillon essentiel de la rénovation globale ?

Le rôle du MAR’ est de constituer le dossier d’aides en lien avec le ménage, afin qu’il soit jugé valide par l’Anah. Parce qu’il doit être indépendant des structures qui font des travaux, MAR’ est un rempart contre la fraude aux aides à la rénovation. Nous venons chez le particulier avant et après pour constater les travaux. MAR’ est du côté du consommateur : nous aidons à réduire l’asymétrie d’information et de compréhension de travaux extrêmement complexes.

Un parcours complet d’accompagnement pour les particuliers

“Le conseiller France Rénov’ c’est le médecin généraliste et MAR’, le spécialiste”, résume Simon Corteville, responsable du service politiques d’adaptation et de rénovation énergétique de l’Anah. Devenus guichets de référence en 2022, les 600 Espaces conseil France Rénov’ offrent aux particuliers un premier niveau d’information sur toutes les thématiques d’amélioration de l’habitat (énergie, autonomie, habitat indigne). Certains peuvent également proposer des missions d’Accompagnateurs Rénov’. À ce jour, ils sont 2 500 conseillers à orienter et conseiller de façon neutre, gratuite et indépendante. Depuis le 1er janvier 2024, le recours à un accompagnateur agréé est obligatoire pour des travaux de rénovation d’ampleur. Plus de 3 000 MAR’ conseillent les particuliers sur le plan technique, administratif et financier. “Cet expert fait une visite sur site au début, accompagne dans l’audit énergétique, les scénarios de travaux, le dépôt du dossier d’aides. Il refera aussi une visite post-travaux”, détaille Simon Corteville, “une sécurisation du parcours des travaux pour les ménages”.

Quel bilan dressez-vous du déploiement des MAR’ ?

En janvier 2024, le nombre insuffisant de MAR’ sur le territoire était évoqué comme un frein à la rénovation d’ampleur. Pour 2024, l’État s’est fixé pour objectif de financer 140 000 rénovations d’ampleur. Nous avons assisté à une réelle montée en puissance. À ce jour, 971 structures sont agréées1. Si RENOMAR’ réunit une vingtaine d’acteurs, nous avons vocation à recruter de plus en plus. Beaucoup a été fait pour la rénovation d’ampleur en peu de temps. Au premier semestre, 35 000 dossiers ont été déposés. C’est 30 % de plus qu’en 2023. La dynamique est bonne, mais il faut apporter clarté et lisibilité, et envoyer des messages forts concernant les dispositifs d’aides et la rénovation d’ampleur.

Révision du DPE : une évaluation plus juste pour les petits logements

L’arrêté du 25 mars 2024 a modifié les seuils des étiquettes pour les logements de 40 m2 ou moins. Jusqu’ici, le calcul du diagnostic de performance énergétique (DPE) pénalisait les petites surfaces. “Les besoins en eau chaude sanitaire sont sensiblement les mêmes quelle que soit la taille du logement. Ainsi, les consommations d’énergie étant ramenées par unité de surface, elles sont logiquement plus élevées pour les petits logements”, explique Maeline Ferret, cheffe du bureau de la performance énergétique des bâtiments du ministère de la Transition écologique. Ce biais de calcul entraînait une surreprésentation des petits biens dans les catégories F et G. “Depuis la réforme du 1er juillet, ces seuils ont été ajustés en fonction de la surface”. Objectif : les rendre plus équitables. 140 000 logements vont ainsi sortir du statut de passoires thermiques, et ne seront plus frappés par des interdictions de location à l’horizon 2025 et 2028. L’Observatoire DPE de l’ADEME permet de vérifier la note de son DPE et de télécharger une nouvelle attestation en cas de changement de notation.

Quels obstacles rencontrent les MAR’ pour accélérer le mouvement ?

Il y a d’abord les délais d’instruction des dossiers d’aides, de l’ordre de plusieurs mois. Nous rencontrons aussi des problématiques dans la délivrance des avances de subventions promises par l’État. L’Anah s’était engagée à verser une avance de 70 % du montant prévisionnel de la subvention. Dans les faits, ces avances sont très peu données car il est compliqué de les débloquer. Pour les plus modestes, le montant moyen par dossier s’élève à 40 000 euros. Sans cette subvention, ce n’est plus du tout la même équation économique. C’est un gros frein car de nombreux projets sont retardés ou avortés.

Quelles sont les demandes exprimées par RENOMAR’ envers l’État ?

Notre première demande, c’est la stabilité. L’écosystème de la rénovation énergétique est confronté à des dispositifs qui subissent des changements brutaux et structurants. Or, les projets de rénovation d’ampleur s’inscrivent dans le temps long. Nous avons besoin d’une vision à plus de six mois pour investir, mettre les ressources et compétences au bon endroit. Nous demandons au gouvernement de ne pas reporter la date d’entrée en vigueur de la rénovation d’ampleur obligatoire et l’interdiction des aides mono-gestes pour les passoires thermiques F et G. Il est aussi nécessaire d’uniformiser au maximum les process et critères d’instruction entre les collectivités, le local et le national. C’est essentiel pour la massification. Nous demandons de clarifier la politique d’avance de subvention. Apporter de la visibilité dans les dispositifs est indispensable pour permettre aux ménages de se projeter et pour que la chaîne de valeur fonctionne dans son ensemble. Enfin, l’État doit continuer à allouer des moyens et se structurer pour traiter de plus en plus de dossiers. C’est un travail de longue haleine.■

Aude Borel

  1. L’Agence nationale de l’habitat (Anah) vient de publier, le 2 octobre 2024, un guide pratique pour accompagner les candidats à l’agrément et encourager les demandes pour développer le maillage territorial Mar [↩]

“Les SfN offrent la possibilité de recréer un littoral désirable demain et pour tous” 

Réputées peu coûteuses et faciles à mettre en œuvre, les solutions fondées sur la nature (SfN)1 sont mises en avant pour lutter contre les effets du changement climatique. Mais rares sont les travaux qui font la démonstration de leur pertinence globale, écologique, technique, financière… Pour la seconde fois, elles font l’objet d’un appel à projets (cf. encadré) porté par le ministère de la Transition écologique et de la cohésion des territoires (MTECT), pour la gestion des risques littoraux. Avec cette nouvelle édition, le ministère veut s’attaquer aux incertitudes qui pèsent encore sur l’efficacité de telles solutions, ici pour lutter contre l’érosion côtière. Et il souhaite s’inspirer du projet de recherche ADAPTOM –qui évalue la mise en œuvre de SfN dans les territoires insulaires tropicaux habités d’outre-mer – pour élaborer une méthodologie d’évaluation des SfN sur le littoral métropolitain. Virginie Duvat, professeure de géographie à La Rochelle Université, chercheuse au laboratoire LIENSs et coordinatrice du projet ADAPTOM, en livre pour Diagonal les principaux enseignements.   

Restaurer les formations végétales indigènes du littoral dans les zones aménagées, Club Med des Boucaniers, Martinique © Julien Masinsky


Quels types de SfN avez-vous étudiés dans le cadre d’ADAPTOM ? 

Les projets que j’ai étudiés dans les territoires d’outre-mer tropicaux insulaires concernent surtout la restauration d’écosystèmes, principalement de mangroves et de végétation indigène du littoral. Il s’agit donc de SfN “classiques”.
Cela étant dit, nous avons aussi, bien sûr, pu identifier des opérations hybrides. Elles impliquent notamment du rechargement sédimentaire de plage, associé à du dragage de port (Saint-Gilles, La Réunion), ou à l’implantation d’un brise-lame sous-marin pour éviter les fuites sédimentaires responsables de l’érosion d’une plage (Ile de Moorea, Polynésie Française).  

Élevage de coraux et de micro-fragments de corail à Moorea pour restaurer des récifs dégradés
© Virginie Duvat

Pour en savoir plus :  
Capsule vidéo du projet Réciprocité de restauration de la mangrove en Martinique 
Capsule vidéo du projet CARIB-COAST de revégétalisation des plages en Guadeloupe 

Il existe donc des SfN “pures” et des SfN “hybrides” ? 

Je ne pense pas qu’il faille ainsi catégoriser les SfN. Il me semble plus intéressant de les penser sous forme de gradient. Au sein même des SfN, il y a toute une gamme d’actions allant de la protection des écosystèmes existants à la création de toute pièce d’un nouvel écosystème. Plus on accroît le degré d’intervention anthropique, plus les solutions sont hybrides. Et l’hybridation se développe pour optimiser l’efficacité des actions. 

Avez-vous réussi à mesurer l’efficacité des SfN en outre-mer ? 

Souvent, lorsqu’on cherche à déterminer l’efficacité d’une SfN, par exemple dans le cas de la restauration d’une mangrove, on évalue le taux de survie et le taux de croissance des plants… C’est un premier pas, mais ces éléments ne nous disent pas si la SfN est efficace pour réduire l’érosion côtière.  

Restauration de mangrove, Estuaire de La Coulée, Nouvelle-Calédonie
© Virginie Duvat

Aujourd’hui, et y compris sur les projets de SfN ayant le plus fort potentiel de réduction du risque d’érosion côtière, cette capacité de réduction du risque n’est justement pas ou pas bien évaluée. Cela s’explique peut-être par la prédominance des acteurs provenant du champ de l’écologie dans le portage des SfN, et par le manque d’implication de géomorphologues pouvant apporter un appui sur la détermination des indicateurs d’efficacité technique. Des progrès qui vont dans ce sens s’observent aux Antilles, où le BRGM apporte son appui à l’Office national des forêts pour mesurer la captation de sédiments sur des sites ayant fait l’objet de restauration végétale.  

Du 30 avril au 30 septembre 2024 : Un appel à projets pour une meilleure évaluation des SfN
Avec l’appel à projets “Des solutions fondées sur la nature pour adapter les territoires côtiers à l’érosion”, le ministère en charge de la transition écologique prévoit l’élaboration d’une méthode pour évaluer les projets de SfN. Il s’agit de dépasser le simple suivi technique et scientifique des projets, comme ce fut le cas pour la précédente édition (2019-2023) intitulée “Des solutions fondées sur la nature pour des territoires littoraux résilients”. Prévue pour être construite avec l’ensemble des porteurs de projets et l’appui d’une autorité scientifique, cette démarche s’apparente à celle menée par Virginie Duvat dans le cadre du projet ADAPTOM.
Pour en savoir plus sur l’appel à projets “Des solutions fondées sur la nature pour adapter les territoires côtiers à l’érosion” : Lire 3 questions à Simon Vidal, responsable du bureau de la gestion des espaces maritimes et littoraux au MTECT

Quels éléments avez-vous pu évaluer ? 

Lorsqu’on cherche des solutions à l’érosion côtière, le réflexe est trop souvent de se concentrer sur l’efficacité technique à réduire le risque. Mais aujourd’hui, la bonne conception technique ne suffit pas à garantir la réussite d’un projet de SfN.
Pour qu’une solution puisse être mise en œuvre avec succès et donner des résultats probants, il est important d’intégrer d’autres aspects (cf. encadré), comme les conditions favorisantes à son déploiement et à son succès, qui dépendent de divers paramètres. L’un d’eux est le contexte territorial.  
La gouvernance est aussi très importante. Elle peut être source d’échec lorsque les porteurs de projets de SfN, faute de légitimité, ne parviennent pas à embarquer avec eux l’ensemble des parties prenantes concernées.
L’acceptabilité sociale compte aussi, et j’ai pu constater des cas de vandalisme ou de vol de matériaux nuisant à la mise en œuvre de SfN. 
C’est avec une grille d’analyse aussi large que celle-là qu’on peut mesurer le potentiel adaptatif d’un projet de SfN, ce qui suppose une approche interdisciplinaire multicritères. Il est important de s’interroger sur ce qui va permettre de soutenir la mise en œuvre et le succès de la SfN, sans se cantonner à son efficacité technique. 

Indicateurs d’évaluation des SfN dans le projet ADAPTOM 

Cette évaluation vous a-t-elle permis de confirmer ou d’infirmer certaines idées reçues sur les SfN ? 

On dit souvent que les SfN sont peu coûteuses. Dans les îles tropicales, on estime qu’elles sont 2 à 5 fois moins chères que l’ingénierie côtière. Mais ce calcul concerne uniquement la phase de mise en œuvre ! Les SfN requièrent, en amont, des études qui ne sont en général pas prises en compte dans les calculs de coût.

Revégétalisation littorale par l’association Bwara, Poé, Nouvelle-Calédonie © Virginie Duvat

En aval, elles demandent de mobiliser du personnel pour la maintenance. Quand elles impliquent une opération technique (comme du rechargement en sable), il faut en général la réitérer tous les 3 à 5 ans. Ces différents coûts sont le plus souvent oubliés ou sous-estimés, ce qui nuit à l’opérationnalisation financière de certains projets de SfN.

Enfin, on considère que les SfN sont nécessairement des “solutions sans regrets” car à bénéfices multiples : elles permettent d’accroître les ressources (notamment pour la pêche lorsqu’on restaure la mangrove), elles peuvent servir les intérêts de l’industrie touristique et le bien-être des habitants (par exemple, en cas de rechargement sédimentaire d’une plage).

La plage rechargée en sable de Tahiamanu, sur l’île de Moorea, en Polynésie française, dans le cadre du projet RESCCUE © Virginie Duvat

Mais dans les cas d’échec, les SfN sont justement “à regrets”. À Mayotte comme à Wallis et Futuna, il existe des exemples malheureux. Le manque de connaissances, le défaut de légitimité ou de capacité du porteur de projet, ou le refus de la SfN par la population, ont condamné la mise en œuvre de la SfN ou ses résultats. Dans de tels cas, il existe un risque de démotivation de la population et une perte de crédibilité du porteur.
Tous les acteurs ne peuvent pas se lancer sans l’accompagnement nécessaire dans la mise en œuvre de SfN. 

Face à ces incertitudes persistantes, comment favoriser le passage aux SfN ? 

Il est toujours difficile de changer les pratiques. Tous les acteurs sont impliqués dans des dépendances au sentier2. Par exemple, parce que l’on sait faire de l’ingénierie technique, on se tourne naturellement vers elle.
Or, on sait aujourd’hui que cette manière de procéder est maladaptative : elle génère une augmentation du risque sur le long terme. S’adapter aux pressions climatiques, ce n’est pas résister, c’est prendre acte de ces pressions et repenser la manière dont on aménage et dont on vit nos territoires. Il faut voir cette bifurcation comme un défi à relever dès maintenant !  

Si on se demande quel est le littoral que l’on désire pour demain, la réponse ne sera pas celle d’un littoral fixé par des digues et ainsi rendu inaccessible. Il s’agira d’un littoral à forte valeur paysagère, où l’on peut se rendre librement pour pratiquer différentes activités… Les SfN offrent cette opportunité de recréer un littoral désirable demain et pour tous.

En revanche, les SfN ne sont pas possibles partout. Pour prendre un exemple, j’habite à la Rochelle. Sur une partie du linéaire côtier, le bâti est dense et il a quasiment les pieds dans l’eau. Déployer une SfN demande de la place, de reconstituer une zone tampon en avant du bâti. Dans certains cas, la configuration des sites ne le permet pas. 

La méthode d’évaluation ADAPTOM 
Le projet ADAPTOM, co-financé par la Fondation de France, répond à l’appel à projet 2022-2024 sur “les futurs du monde littoral et de la mer”. Il vise à évaluer le potentiel des SfN pour réduire les risques côtiers et favoriser l’adaptation au changement climatique dans les territoires d’outre-mer insulaires français. Une grande partie du projet a consisté en la construction d’une grille d’évaluation des SfN à partir de deux démarches complémentaires : l’analyse de l’existant dont le standard mondial de l’UICN et l’analyse des besoins des acteurs des Outre-mer. La méthode d’évaluation ADAPTOM comporte 8 grands critères (contexte, gouvernance, financement, acceptabilité sociale, efficacité, suivi, externalités, contribution plus large à l’adaptation du territoire) recouvrant 30 indicateurs. 
À ce jour, elle a été appliquée à 26 projets de SfN côtières, dont 10 dans la Caraïbe (7 en Guadeloupe et 3 en Martinique), 11 dans le Pacifique (6 en Polynésie française et 5 en Nouvelle-Calédonie) et 5 à La Réunion.  Aujourd’hui, cette méthode, dont la pertinence a été éprouvée face à la rugosité du terrain, va être appliquée aux îles du sud-ouest de l’océan Indien dans le cadre du projet ADAPTNAT soutenu par l’Agence française de développement. Parce que cette méthode est générique, elle pourrait tout à fait être appliquée aux littoraux de la France hexagonale. 

Comment déterminer le bon équilibre entre SfN et solutions techniques lourdes ?  

L’articulation entre SfN et ingénierie côtière est d’abord à penser dans l’espace. On peut recréer des espaces naturels autour des digues par exemple. C’est le cas à Fidji dans le Pacifique, où le gouvernement privilégie aujourd’hui une nouvelle mesure, le nature based seawall  – une solution hybride entre ingénierie et SfN. Ce type d’initiative permet de mieux intégrer les ouvrages au paysage, et d’éviter de trop artificialiser le tout en assurant une protection efficace dans des secteurs les plus exposés au risque.

Gestion souple du trait de côte, Plage des Salines, le Gosier en Guadeloupe par maintien des feuilles de sargasses pour contenir l’érosion© Virginie Duvat

Cette articulation est ensuite à penser dans le temps. À partir de 2040-2050, il va falloir reculer sur un certain nombre de côtes. Ce recul offrira une seconde chance aux SfN, à travers la possibilité de mettre en place des SfN “de deuxième génération”. Il faudra démolir et requalifier les espaces libérés des constructions. Cela va permettre de conduire des SfN ambitieuses y compris dans des zones actuellement urbanisées dans lesquelles elles sont inenvisageables aujourd’hui.  

Construire des trajectoires d’adaptation du littoral au changement climatique nécessite donc de penser en termes de combinaisons de solutions, en intégrant l’espace et le temps. En gardant à l’esprit qu’il faudra faire évoluer les solutions au gré de l’augmentation des pressions climatiques.■  

Propos recueillis par Naïla Tensi

  1. L’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN) définit les SfN comme l’ensemble des actions qui visent à protéger, gérer plus durablement, restaurer, ou recréer des écosystèmes pour adresser un défi sociétal, tout en apportant des bénéfices à la biodiversité et au bien être humain. [↩]
  2. La dépendance au sentier est un concept d’économie et de sciences politiques selon lequel une fois un “sentier” d’action emprunté (ici le recours à l’ingénierie technique), il génère des dynamiques auto-renforçantes desquelles il est difficile de s’extraire. [↩]

“Le sujet de l’eau souffre encore d’une position trop marginale de la part des acteurs du territoire”

En France, les épisodes récents de sécheresse ont placé la question du partage et des usages de l’eau sur le devant de la scène. En suscitant parfois des tensions. Comment penser un meilleur partage de la ressource en eau ? Comment mener une bonne gouvernance de la ressource et de son stockage ? Éclairage avec Thierry Burlot, président du comité de bassin Loire-Bretagne.

Thierry Burlot, président du comité de bassin Loire-Bretagne. Crédits : Droits réservés.


S’agissant de la ressource en eau, la qualité a longtemps été considérée comme un enjeu prioritaire. Cette vision est-elle encore d’actualité ?

En Métropole, on entend plus souvent parler des risques liés à la qualité qu’à la quantité d’eau. Pourtant, les deux sujets sont intimement liés. Le bon état des masses d’eau en Bretagne est dépendant de la pluviométrie et des débits fluviaux. Plus il y a d’eau dans un fleuve, plus il a de capacité épuratoire. Dans le Finistère, où il pleut deux fois plus qu’à Rennes, 70 % des masses d’eau sont conformes, contre 2 % à Rennes. En devenant un facteur limitant, l’eau est devenue un vrai sujet de tension. Car tout le monde a besoin d’eau : pas seulement pour boire, mais aussi pour construire, produire de l’énergie, pour la production agricole, pour préserver la biodiversité… Au pied du Massif central, dans la plaine de Limagne, zone humide devenue zone d’agriculture intensive, on annonce d’ici 2050 une réduction de 30 % de la quantité d’eau ! Chacun se retrouve à vouloir faire de la ressource en eau une chasse gardée, au détriment du cycle normal de l’eau.

Comment expliquer cette absence de concertation dans le partage de l’eau ?

Les instances imaginées par la loi du 16 décembre 1964 pour la gouvernance de l’eau reposent sur la bonne volonté des acteurs. Le périmètre hydrographique n’a presqu’aucune légitimité dans le paysage administratif français. À le comparer aux périmètres régional et départemental ou aux collectivités territoriales, son rôle exécutif est très faible. Or, les périmètres hydrographiques traversent précisément ces périmètres politiques.

Le bassin Loire-Bretagne, hydrographie et limites administratives en 2017
© Agence de l’eau Loire-Bretagne

À côté de ça, le monde de l’eau est devenu très technocratique. Si je vous parle de SAGE, de SDAGE, d’études HMUC, de PTGE, vous vous sentirez vite perdus. Nous en avons fait l’expérience sur le bassin de Loire-Bretagne, lorsque nous avons soumis notre SDAGE à relecture auprès de l’autorité environnementale. Celle-ci a reconnu la grande qualité du document, mais a nuancé : “Ce document ne parle pas au SRADDET (ndlr : Schéma régional d’aménagement et de développement durable et d’égalité des territoires)”. En France, les experts établissent de grands documents de planification, en cohérence avec la Directive-cadre européenne sur l’eau, mais leur complexité les rend inaudibles. Or, comment voulez-vous mettre un sujet sur la table si personne ne le comprend ?

Par conséquent, le sujet de l’eau souffre encore d’une position marginale de la part des acteurs du territoire : il est réduit à une question environnementale, qui est loin d’être un sujet sans importance, mais qui est perçu comme un problème extérieur aux enjeux d’aménagement et de développement économique des territoires. Or, l’eau est un problème global : sans eau, pas d’agriculture, pas de développement, pas d’énergie, pas de tourisme… Sans eau, pas de territoire !

La loi du 16 décembre 1964 a acté une gestion cohérente de l’eau à l’échelle du bassin hydrographique, depuis l’amont du fleuve jusqu’à l’aval. Depuis, les comités de bassin réunissent les différents acteurs (agriculteurs, associations, élus, services de l’État) pour mener une politique de l’eau concertée. Pour réaliser les schémas directeurs de gestion de l’eau, les comités s’appuient sur le soutien financier des agences de l’eau.

Comment asseoir une meilleure gouvernance ?

Il faudrait d’abord légitimer les structures hydrographiques, intégrer leurs discours dans les instances où l’on réfléchit aux grandes questions d’urbanisme et d’économie. Un SAGE doit pouvoir parler aux SCoT et aux PLUi. Je défends l’idée de contrats de gouvernance de l’eau, qui engageraient les EPCI, les départements, la région sur une même feuille de route, et dont l’application relèverait d’une obligation.

Composition du comité de bassin Loire-Bretagne à compter de janvier 2021 © Agence de l’eau Loire-Bretagne

Ensuite, à l’échelle des bassins hydrographiques, nous nous devons de penser les solidarités amont-aval et ville-campagne. Par exemple, pour éviter les dégâts liés aux inondations en aval d’un fleuve, la meilleure solution est de concentrer les efforts sur l’amont, même si les effets directs ne s’en font pas ressentir. Ce qui implique de considérer la ressource en eau comme un bien commun, dont la préservation doit être valorisée.

Comment valoriser cette préservation ?

Je plaide pour une transition fiscale. De nos jours, la fiscalité française encourage plutôt les mauvaises pratiques. Plus vous urbanisez, plus vous imperméabilisez, plus votre terrain prend de la valeur, plus la commune s’enrichit. À l’inverse, la préservation d’une zone humide ou de bocages, qui permet de stocker l’eau en maintenant une cohérence hydrographique, ne s’accompagne d’aucune compensation. Il faut aider ceux qui protègent le bien commun, redonner de la fierté à la préservation des ressources en eau. Cela ne relève pas d’une simple récession : l’enjeu concerne l’ensemble des acteurs !

Les marais de Mazerolles en Loire-Atlantique constituent une immense tourbière de plus de mille hectares © J.F. Mignot Agence de l’eau Loire-Bretagne


Le stockage de l’eau par les zones humides est donc la solution à privilégier… 

Il est certain que le meilleur stockage de l’eau est le stockage par les sols : préservation des zones humides, des bocages, des aquifères souterrains permettent de mieux respecter le cycle de l’eau. Simplement, la réponse à apporter varie en fonction du lieu. Dans le massif armoricain ou le massif central, où les roches anciennes sont peu perméables, il y a peu d’eau souterraine. La retenue collinaire s’offre comme solution la plus cohérente. Dans les bassins calcaires, comme le bassin parisien, les stockages du type bassine peuvent être imaginés. Le système de bassine n’est pas un gros mot, mais il doit être adopté à condition seulement d’une maîtrise publique de l’eau.

Est-ce une condition suffisante pour éviter une nouvelle Sainte-Soline ?

Suite à cette affaire tragique, une motion a été votée à l’unanimité par le comité de bassin. Elle a mis en lumière le manque de maîtrise d’ouvrage et l’absence des élus locaux. Pour que la bassine soit une solution de stockage viable, il faut penser une gestion transparente, un partage équitable des prélèvements publics et privés en vue d’un multi-usage. Si le stockage ne sert qu’au développement d’une agriculture d’exportation de plus en plus gourmande en eau et en pesticides, il est certain que ce type de tensions refera surface. Atténuation et adaptation doivent être les deux piliers de l’action publique.
Par conséquent, toute solution de stockage doit s’accompagner d’une vraie transition agroécologique, des mesures fondées sur la nature doivent compenser.
Par exemple, les périmètres de protection de captage pour l’eau potable doivent être mieux protégés contre l’usage des pesticides. Il faut donc que le territoire, comité de bassin à l’appui, gouverne l’ensemble d’un projet de stockage et ses effets politiques. Derrière la gouvernance de l’eau, on ne parle pas seulement de l’eau qui sort de notre robinet. On parle de la place de l’agriculture locale. On parle de développement économique. On parle d’aménagement du territoire.■

Propos recueillis par Cyprien Machtalere

“Intégrer la biodiversité dans toutes les politiques publiques”

“Capitale française de la biodiversité” en 2012 pour l’Eurométropole, en 2014 et en 2017 dans la catégorie des collectivités de plus de 100 000 habitants, Strasbourg a une nouvelle fois été récompensée dans l’édition 2023 du concours, sur le thème de “l’arbre en ville”. Une distinction qui vient couronner ses actions tant dans les forêts de ses 3 réserves naturelles nationales que dans l’ensemble de l’espace public, en particulier au travers de son plan Canopée qui vise à rafraîchir la ville en y multipliant les arbres.

Strasbourg_RNN Neuhof Illkrich_Graffenstaden ©E. Picherot

Entretien avec Suzanne Brolly, adjointe au maire en charge de la ville résiliente et vice-présidente en charge de l’habitat et du foncier de l’Eurométropole de Strasbourg.

Que représente pour vous le trophée 2023 “Capitale française de la biodiversité” ? 

Contrairement à d’autres palmarès, qui se contentent de classer des villes selon différents critères, le concours “Capitale française de la biodiversité” est un véritable outil. Il permet d’interroger ses pratiques, avec l’ensemble des services de la ville, mais aussi de mutualiser les savoir-faire avec les autres collectivités. C’est véritablement une démarche d’amélioration et de mutualisation, qui bénéficie de l’expertise d’un comité scientifique et d’échanges fructueux lors des visites de terrain.

En quoi consiste le plan Canopée de la ville qui est une des actions qui vous a valu cette distinction ?

Ce plan a été initié en 2020. Il s’agit d’un programme d’action pour réduire l’îlot de chaleur urbain grâce à l’ombrage et à l’évapotranspiration des arbres. Nous souhaitons atteindre un indice de canopée de 30 % en 2050, c’est à dire que, vu d’avion, 30 % de la surface de notre ville soit recouverte par le feuillage des arbres. Pour cela, il nous faut planter 1 000 arbres par an pendant 10 ans. Nous en sommes à 3 319 en trois ans et aujourd’hui, la canopée couvre 26 % de notre territoire. Mais au-delà du nombre, ce qui nous importe c’est surtout de planter le bon arbre au bon endroit. Un arbre n’est pas un mobilier urbain. Les conditions de plantations sont primordiales. Nous avons fait le choix de planter des sujets d’une quinzaine d’années, même si, dans un monde idéal, il serait préférable de partir du gland pour avoir le meilleur développement possible. Mais l’accélération du changement climatique nous conduit à presser le pas.

Comment choisissez-vous les lieux où planter ? Et les espèces à planter ?

Avec l’opération participative “Strasbourg ça pousse”, la population peut nous proposer des emplacements où installer des arbres. Il suffit d’indiquer une adresse. Nous vérifions la faisabilité : l’absence de réseaux enterrés ou de parkings souterrains dans le sous-sol, et, au-dessus du sol, la place pour un développement du houppier. Nous nous appuyons aussi sur les démarches participatives et notre PLUI. Sa dernière modification intègre des prescriptions spécifiques pour préserver et protéger le patrimoine arboré existant sur l’emplacement des anciennes fortifications, avec un objectif de zéro imperméabilisation nette. Nous travaillons aussi à la reconstitution des alignements d’arbres et à la protection des Vorgärten (jardins de devant) dans le périmètre inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO. Pour les choix variétaux, nous nous appuyons sur des travaux de recherche, par exemple le projet TIR4sTREEt qui, à l’aide de capteurs, mesure les effets sur le climat urbain de tilleuls, de micocouliers et de platanes. Il s’agit d’un projet inter-universitaire, financé par l’Agence nationale de la recherche.

Quels sont les freins à lever, les leviers à mobiliser ?

Il est parfois difficile d’arbitrer entre les enjeux, de trouver le point d’équilibre entre des injonctions qui peuvent sembler contradictoires, comme augmenter l’offre de logements, tout en luttant contre l’artificialisation des sols. Le seul moyen d’y parvenir c’est d’avoir une vision transversale, de faire de l’environnement un véritable pilier de l’action publique qui s’impose au même titre que la démocratie et l’approche sociale. Ainsi nous intégrons la biodiversité dans toutes nos politiques publiques. Les objectifs de végétalisation ou de désimperméabilisation des sols sont des objectifs partagés par tous les services de la ville mais aussi avec les habitants. La collectivité n’est pas le seul propriétaire foncier, elle doit donc embarquer tout le monde, il faut que l’effort soit partagé. La question centrale est celle de la sobriété. Nous devons collectivement apprendre à partager les usages et les équipements, bâtis et non-bâtis. Il est essentiel de maîtriser notre consommation d’espace.■

Propos recueillis par Guillaume Tixier

Grand Prix de l’Urbanisme 2023 : le territoire et le paysage

Installé en Auvergne, l’architecte et urbaniste Simon Teyssou a développé des pratiques fondées sur la connaissance et le respect de l’architecture vernaculaire et de l’usage des matériaux locaux. Ses travaux à différentes échelles, de la réhabilitation de bâtiments publics, à la renaissance de petits bourgs, en passant par la création de lotissements intégrés dans leur environnement ou d’espaces publics originaux, dénotent un soin particulier apporté à la mise en valeur de la culture locale et du paysage cantalien.
Pourtant cette inscription dans un territoire précis ouvre sur l’Universel, grâce à l’approfondissement et l’expérimentation de concepts empruntés à Kenneth Frampton.

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Limoges quartier Landouge © Simon Teyssou

Diagonal : Vous êtes né à Paris, pourtant toute votre carrière semble liée au Massif-Central. Votre famille en était-elle originaire ?

Simon Teyssou : Mon grand-père travaillait pour le tri postal, dans le train entre Paris et Bort-Les-Orges. Nombre d’Auvergnats sont partis à Paris lors des vagues d’exode rural de la seconde moitié du 20e siècle, en conservant toujours une relation avec l’Auvergne. Mon père a passé toutes ses vacances chez sa grand-mère dans le Cantal. Mes parents ont déménagé dans la Creuse, puis dans le Cantal. Ce sont des enfants d’un mai 68 rêvant de retour à la campagne pour y reprendre la maison familiale fermée pendant 40 ans. Il n’y avait aucun architecte dans ma famille, ni dans le cercle des amis de mes parents, en revanche j’ai baigné toute mon enfance dans un chantier permanent…

Durant vos études à l’ENSA Clermont-Ferrand à la fin des années 1990, vous avez côtoyé des professeurs comme la philosophe Chris Younès. En quoi son enseignement vous a-t-il inspiré ?

Chris Younes a encadré mon TPFE (travail personnel de fin d’études) avec Jean Louis Coutarel–. Ce qui m’a beaucoup intéressé dans son enseignement, l’idée selon laquelle l’architecture ne peut se comprendre que dans sa relation aux milieux. Ma troisième année, passée à Aberdeen en Écosse a été déterminante dans ma formation également. L’enseignement était clairement centré sur le projet auquel nous consacrions plusieurs heures par jour. Après mes études j’ai connu Frédéric Bonnet – Grand Prix de l’Urbanisme en 2014 – mais surtout deux de ces élèves qui sont devenus mes collègues à l’ENSACF : Boris Bouchet et Olivier Malclès notamment. À leur côté, j’ai mesuré à quel point la pensée transcalaire apportait à la conception de l’architecture mais aussi des projets urbains.

Comment avez-vous débuté dans la carrière d’architecte ?

J’appartiens à une génération d’étudiants qui travaillaient durant leurs études, mais aussi qui faisaient encore le service militaire… J’ai effectué un “service civil environnement”, en poste au CAUE du Cantal. En côtoyant des paysagistes, j’ai appris à comprendre les structures végétales qui, à la campagne, caractérisent le paysage autant que le bâti.

J’ai créé l’agence en juillet 2000 à Clermont-Ferrand, un de mes anciens enseignants Jean-Louis Coutarel, m’ayant proposé de m’installer dans ses locaux, tout en me sous-traitant certains de ses contrats. J’ai ensuite décidé de m’installer et d’installer mon agence dans la partie du sud-ouest du Cantal après une rapide étude de l’implantation des cabinets d’architectes. Il y en avait beaucoup dans les villes, mais aucun ou presque dans la Châtaigneraie cantalienne.

Les territoires ruraux que j’affectionne particulièrement n’avaient pas d’architectes à de rares exceptions près. Cela se ressent beaucoup sur la qualité architecturale et urbaine des espaces que l’on traverse. D’ailleurs, la plupart des étudiants qui sortaient de l’école de Clermont rêvait d’aller à Paris ou dans de grandes métropoles. J’ai fait le parcours inverse. Je me suis donc installé à mi-chemin entre Aurillac et Figeac.

Selon quels concepts généraux avez-vous engagés vos travaux ? Vous vous revendiquez par exemple du “régionalisme critique”…

Pendant mon diplôme, je me suis intéressé au “régionalisme critique“, tel que le définissait l’historien de l’architecture Kenneth Frampton 1.

Je suis parti à la rencontre des projets d’architectes que l’historien regroupait sous la bannière du “régionalisme critique” tels que Carlo Scarpa, Alvaro Siza, Luis Barragan, et bien d’autres, pour comprendre la singularité de leurs œuvres. Leur production s’écarte des dogmes de la modernité pour incarner les spécificités des territoires dans lesquels elle prend place. Ces visites m’ont permis d’entrevoir qu’il était possible d’imaginer une architecture de qualité dans des territoires à la marge.

Quels ont été vos premiers projets personnels ?

Beaucoup de réhabilitations ! Ce qui est intéressant dans ces projets, c’est de partir du substrat existant. La dimension territoriale et locale y est extrêmement importante.

Un programme européen, très bien financé, permettait aux agriculteurs de diversifier leurs activités en transformant les bâtiments vernaculaires en gîtes ruraux. Ils avaient une importante subvention et s’engageaient à louer leur patrimoine pendant dix ans. C’était aussi une manière d’accroître le tourisme dans des régions un peu à la marge. Il y a 20 ans, il n’était pas naturel d’y venir en vacances.

Il s’agissait de transformer des granges, des étables, des séchoirs à châtaignes ou des soues à cochons en gîtes. Ce qui nous a poussé à réfléchir : Qu’est-ce que ça veut dire “passer des vacances dans le Cantal” ? Qu’est-ce qu’on offre aux visiteurs dans un bâtiment agricole ? Nous nous sommes dit rapidement qu’il pouvait être intéressant de partir de la matière, pour que les citadins ne retrouvent pas à la campagne les matériaux standardisés qu’ils viennent de quitter.

La question thermique étant secondaire, puisque les lieux n’étaient loués que l’été et qu’il n’y avait pas vraiment besoin d’isoler, nous avons pu faire beaucoup de gîtes où tous les matériaux sont restés bruts. Nous installions simplement un petit poêle, les agriculteurs ont toujours un bout de forêt et la ressource bois pour chauffer le bâtiment.

Ce sont des systèmes assez rudimentaires, qui permettent aux urbains ou aux étrangers venant dans le Cantal d’être au contact de la matière, du paysage et de se poser aussi la question de la ressource.

Vous avez participé à la rénovation d’Ehpad ou à la transformation de la salle de l’école de danse La Manufacture à Aurillac. Comment ces projets s’intègrent-ils dans le cadre de l’évolution de vos pratiques ?

Le travail sur les Ehpad a enrichi notre réflexion sur les relations au paysage et sur son importance dans la vie des occupants des établissements. Nous avons fait une extension de la maison de retraite d’Arlanc dans le Puy-De-Dôme avec Boris Bouchet, pour laquelle le plan est organisé autour d’un jardin thérapeutique. Nous avons travaillé sur la question des vues pour que les personnes âgées puissent se repérer dans l’espace. Quand vous êtes dans un couloir à l’hôpital, vous ne comprenez pas la course du soleil, alors que dans le projet d’Arlanc, vous avez une vue sur le clocher de l’église, sur la scierie à côté, sur le jardin…

Maison de retraite – Arlanc © Benoit Alazard

La réhabilitation de l’École de danse de la Manufacture à Aurillac, dirigée par la chorégraphe américaine Vendetta Mathea, a été un projet important aussi. C’est un programme très simple : trois plateaux empilés pour faire de la danse dans une ancienne fabrique de parapluies du 19e siècle. Nous avons proposé l’usage du bois alors que les maîtres d’ouvrage imaginaient des planchers béton. Après avoir proposé un principe où le dispositif coupe-feu se trouve sur le plancher et non au-dessous, solution qui permet de rendre toutes les structures apparentes, le bois s’est imposé pour qualifier l’espace par sa matérialité, sa couleur, sa chaleur, mais aussi ses qualités acoustiques.

L’utilisation du bois, et en général des matériaux de construction, “en circuit court” est au cœur de votre démarche…

Tous les bâtiments vernaculaires ont été construits “en circuit court”, les matières qui sont mises en œuvre dans ces bâtiments-là viennent d’un périmètre très restreint. À partir des années 50, les constructions sont faites avec des matériaux complètement exogènes, qui génèrent beaucoup de déplacements et ne sont pas très vertueux.

Nous avons essayé de voir comment on pouvait interrompre cette histoire et revenir à l’usage de matériaux locaux. Cette question des ressources m’a toujours fasciné. À chaque nouveau projet, nous cartographions les ressources mobilisables. Pour la réhabilitation d’un bâtiment, vous avez déjà le gros œuvre, potentiellement, vous arrivez à conserver tous les planchers, toutes les charpentes, la question des ressources est limitée au second œuvre. En revanche, elle est centrale quand on commence à construire des bâtiments neufs.

Mayrinhac-Lentour © Benoit Alazard

Après mon diplôme d’architecture, j’ai fait une formation au Centre national du bois, en lien avec l’interprofession du bois de la région Auvergne. C’était le moment où l’on découvrait la formidable architecture des années 2000 dans le Vorarlberg 2 . Nous sommes allés en Autriche, en Allemagne et en Suisse…. Je suis devenu administrateur de l’association ce qui m’a permis de connaître les scieurs, les exploitants forestiers, les menuisiers, les charpentiers, de comprendre leurs spécificités, leurs outils, les ressources qu’on pouvait mobiliser pour les projets, que ce soit du feuillu ou du résineux. Dans le Massif central il y a beaucoup de “forêts nouvelles”, qui ont été largement subventionnées par l’État après la Seconde Guerre mondiale, pour occuper notre territoire vidé par un exode rural considérable.

Dans votre projet – récompensé 3 ˗˗  de transformation de la Halle de Mandailles-Saint-Julien, vous mettez en valeur un matériau apparemment peu naturel, la tôle…

Dans l’après-guerre, pour des raisons économiques et de perte de savoir-faire, le chaume de l’architecture vernaculaire a été remplacé par la tôle en acier galvanisé. Au bout de 50 ans, elle finit par rouiller. Ses couleurs et sa texture fabriquent un très beau paysage dans les Monts du Cantal. Quand nous avons conçu cette halle à Mandailles, nous sommes partis de l’archétype de la grange-étable en réinterprétant la charpente traditionnelle locale que l’on appelle une charpente à couple, c’est-à-dire une charpente non hiérarchisée, sans panne et sans chevron. Nous avons fait la même chose, mais avec une charpente en douglas et une couverture en acier corten qui prend une teinte de rouille semblable aux tôles en acier galvanisé qui se sont oxydées dans le temps.

Vous avez également été appelé à réaliser des études urbaines, portant sur des petits bourgs du Cantal…

Nous avons répondu à des modestes appels d’offres pour faire des espaces publics dans des centres-bourgs, pour y proposer des plans guides à visée opérationnelle.

Au même titre que dans les grandes villes, ce qui pose problème dans des villages cantaliens comme Leynhac, 350 habitants, c’est certains aspects de l’héritage moderne ! Ces villages, souvent très beaux, ont été défigurés à partir des années 60, quand la voiture s’est imposée, avec son corollaire, l’enrobé. Les bourgs avaient une texture particulière où le végétal côtoyait la pierre et la terre battue. Le béton bitumineux a stérilisé tous les sols, supprimé toute la végétation, en venant jusqu’au pied des façades. Il est difficile d’y imaginer d’autres usages que ceux qui sont associés à la voiture. Il faut faire en sorte que l’espace public soit plus vivant pour les habitants, mais aussi pour le végétal. Dans un département où les installations humaines et l’habitat vernaculaire sont très dispersés, la question du paysage dans lequel ils s’incluent était essentielle : les murets qui accompagnaient les fermes, les potagers, les champs, le bocage, les massifs forestiers…

En urbanisme la nature des sols n’est pas la question unique, mais agir sur l’espace public est un levier de revitalisation de ces villages qui tombent en déshérence. Un cadre bâti beaucoup plus agréable va donner envie à des propriétaires de réinvestir leur patrimoine. C’est d’autant plus vrai aujourd’hui. La Covid-19 et le télétravail ont été un formidable accélérateur pour que tous ces lieux soient réinvestis.

Vous désignez l’une de vos méthodes en la qualifiant de “soustraction positive”, de quoi s’agit-il ?

Il y a une énorme confusion entre la densification démographique et la densification bâtie. Il faut dédensifier la matière pour que les gens reviennent dans le centre-bourg, parce que cela devient agréable à nouveau. Cela permet de trouver de nouvelles aménités pour qu’une famille avec enfants qui veut habiter dans un territoire rural puisse avoir envie de s’y installer. Dans certains des villages sur lesquels nous avons agi, nous avons suggéré la démolition de quelques bâtiments pour ouvrir des espaces plus agréables.

Vous mettez également l’accent sur la valorisation des “frontages”, identifiés par l’architecte Nicolas Soulier 3. Comment définir ces espaces et qu’en faire ?

Le frontage, un terme qui est beaucoup utilisé par les Québécois, est cette épaisseur qu’il y a entre la façade et l’espace public à proprement parler. La modernité, avec l’enrobé, a supprimé toutes ces zones de transition. Des villages entiers ont perdu les cours ou les jardinets qui précédaient les maisons de ville avec l’élargissement des voiries, justifié pour faire des parkings latéraux ou faciliter le passage des convois exceptionnels. C’est une logique de grande infrastructure de mobilité, qui a été pensée depuis les capitales et au détriment des communautés locales. Aujourd’hui, j’essaie de réintroduire ces frontages, des zones de transition entre les espaces circulés et le logement lui-même. Cette zone tampon permet, elle aussi, de rendre désirables des patrimoines qui aujourd’hui ne le sont pas.

Vous vous êtes confronté à une autre grande figure de l’urbanisme problématique, le lotissement. En suggérant quels types d’approches ?

Pour moi la qualité d’un lotissement vient de la qualité de l’espace public, des limites et du végétal, moins de l’architecture des maisons, ces dernières étant généralement conçus par des constructeurs et non des architectes. Ce sont les trois ingrédients pour arriver à faire un lotissement qui ait malgré tout une certaine tenue. Cela demeure très difficile. Les échecs sont nombreux. Le commun, l’espace public, ne doit pas être le résidu du découpage foncier maximisant le nombre de lots.

Je m’appuie sur les figures vernaculaires : des murets en pierre sèche, une palette végétale aussi, qui va se rapprocher de ce qu’on trouve autour des fermes aux alentours. Lorsque le lotissement est en situation de lisière du centre-bourg, pour des questions d’opportunités foncières, on peut aussi imaginer la création de petites extensions urbaines s’inspirant de la figure des hameaux dispersés ou des cours de ferme… Nous avons aussi conçu deux projets pour le bailleur social Limoges Habitat, dont l’objet était de produire des maisons individuelles groupées et des logements intermédiaires dans une forme de densité horizontale, consommant peu de sol (autour de 50 logements à l’hectare). Pour des situations périurbaines, c’est assez dense. Ce qui est formidable dans ces projets-là, c’est que vous avez une prise sur l’architecture, sur l’espace public et sur le paysage. Mais le sujet aujourd’hui n’est plus tellement de savoir comme s’étendre ! Il s’agit avant tout de réinvestir les centre-bourgs et les petites et moyennes centralités.

Pour définir certains de vos travaux vous employez l’expression “économie inventive”…

Je l’ai empruntée à Paul Chemetov. La question de l’économie inventive est très présente chez lui pour la fabrication d’espaces publics extensifs qui ne coûtent pas cher avec des matériaux standards ou de réemploi.

En parallèle avec votre activité libérale, vous dirigez l’ENSA Clermont-Ferrand. En quoi ces deux activités s’enrichissent-elles mutuellement ?

La dimension pédagogique et la recherche académique enrichissent la pratique. Et inversement, la pratique enrichit considérablement l’enseignement du projet.

Le Massif Central est notre territoire d’études privilégié, la métropole clermontoise, un réseau de villes petites et moyennes qui sont aujourd’hui concernées par les politiques publiques comme Action cœur de ville ou Petites villes de demain . Puis, toutes ces ruralités très contrastées, des ruralités en déshérence telles les ruralités autrefois industrielles, qui se sont effondrées, comme autour de Thiers avec l’industrie du couteau, mais aussi des ruralités liées à l’élevage ou d’autres qui sont prises dans des périmètres de parcs naturels régionaux.

C’est vraiment devenu notre territoire d’études privilégié. Cela génère des partenariats avec de nombreuses collectivités. Dans le cadre d’un programme en troisième année, la totalité de nos étudiants part au contact des territoires ruraux et des acteurs locaux. Ils construisent un projet de territoire, ensuite en développent un fragment à l’échelle architecturale.

Notre UMR Ressources, traite de l’architecture des marges et des marges de l’architecture 4.

Comment définiriez-vous les tendances générales de votre pratique, reconnues aujourd’hui par le Grand Prix de l’Urbanisme ?

Les territoires sur lesquels nous travaillons implique de ne pas être spécialisé et d’articuler urbanisme, architecture et paysage. À la campagne, les sujets sont très divers, on ne vous cantonne pas dans un programme. Beaucoup d’architectes qui travaillent dans les métropoles, deviennent des spécialistes du logement, de la salle polyvalente, du théâtre ou de la gare ferroviaire. Notre agence a réhabilité un stade de rugby (de niveau Pro D2) à Aurillac, a travaillé sur le petit aéroport d’Aurillac, des maisons de retraite, des programmes de logement, des études urbaines, des projets d’espace public. Je pense que cette grande diversité de sujets est assez singulière. Nous passons d’un sujet à l’autre très facilement, donc il faut développer une forme d’agilité, une grande porosité entre les disciplines.

Aurillac Stade-Jean-Alric © Benoit Alazard

Les projets que je préfère sont ceux qui articulent édifices (neufs ou à réhabiliter), espace public et paysage. À la campagne, d’ailleurs, la question du paysage est prépondérante.

Pour finir, je pense que ce qui distingue peut-être notre pratique dans les territoires ruraux, c’est notre capacité à développer une pratique réflexive. Depuis quelques années, je ressens le besoin d’écrire sur ce que nous faisons en publiant des articles assez régulièrement.

Quels enseignements pourraient être tirés des projets pratiqués dans les ruralités pour les transposer dans les métropoles ?

Je ne suis pas certain qu’il faille à tout prix chercher des transpositions d’une échelle à l’autre, du village à la métropole. En effet, le jeu des acteurs varie fortement entre les deux situations : la fabrication des projets diffère  beaucoup. Une seule remarque peut-être. Nous avons pris pas mal d’avance dans les territoires en marge sur la question de l’économie inventive. Comme il n’y a pas de capital, nous œuvrons avec trois fois rien. Or à l’avenir, y compris dans les métropoles, l’argent et les ressources pourraient venir à manquer beaucoup plus vite qu’on ne le pense. La tension sur les ressources va continuer à faire grimper les prix des matériaux et de l’énergie. Il s’agira alors de pratiquer un urbanisme d’acupuncture y compris dans les métropoles.

Quel message espérez-vous voir transmettre avec ce Grand Prix ?

Je souhaiterais que cela contribue à mettre un coup de projecteur sur les territoires où nous travaillons et donne envie à de jeunes professionnels de venir s’y installer. À l’école de Clermont, de nombreux jeunes architectes s’intéressent à ces territoires-là par exemple. Fascinés par ces milieux, ils n’y habitent pas encore et travaillent depuis les métropoles. Ce qui me ferait plaisir, c’est que ce Grand prix donne envie à des jeunes de franchir le pas en les habitant.■

Propos recueillis par Marc Lemonier

Simon Teyssou, né en 1973 à Paris, a fondé et dirige l’Atelier du Rouget, agence d’architecture installée dans la commune cantalienne du Rouget-Pers. Il dirige par ailleurs l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Clermont-Ferrand, après en avoir présidé le conseil d’administration, école dont il a été diplômé en 2000.

  1. Frampton, Kenneth. 1988. “Place-Form and Cultural Identity”, in John Thakara (éd.), Design After Modernism, New York : Thames and Hudson. [↩]
  2. Selon les auteurs du livre “L’architecture écologique du Vorarlberg : Le panorama complet d’un modèle européen de développement durable”. Dominique Gauzin-Müller 2009, Éditions du Moniteur, “Les Vorarlberger baukünstler sont un groupe d’architectes et de charpentiers autrichiens qui ont développé depuis le début des années 1980 une approche originale de la construction considérée comme un modèle du développement durable.” [↩]
  3. Nicolas Soulier, dans son livre Reconquérir les rues : exemples à travers le monde et pistes d’actions publié en 2012. [↩]
  4. Dirigé par Jean-Philippe Costes et Stéphane Bonzani. [↩]

Un tiers-lieu pour la transition écologique

Terre d’accueil pour les indépendants et les salariés adeptes du télétravail, Die développe le coworking. S’il existe déjà un premier tiers-lieu, un second est en gestation, citoyen et dédié à la transition. Jean-Baptiste Boyer, PDG de la société coopérative d’énergie DWATTS et président de l’association Latelier, nous en dévoile le contenu.■

Propos recueillis par Florent Chappel.

N°214 : Un tiers-lieu pour la transition écologique – Interview de Jean-Baptiste Boyer

Quelle place pour les enfants dans les espaces publics ?

De nombreuses études soulignent le déclin de leur présence dans la ville. Alors que cet espace de découvertes et d’autonomisation leur a été progressivement retiré, Denis Moreau, responsable de l’association la Rue de l’Avenir, plaide pour une ville apaisée, accueillante pour tous.■

Propos recueillis par Nathalie Garat

N°214 : Quelle place pour les enfants dans les espaces publics ? – Interview de Denis Moreau

Une approche ethnographique du mieux-être

Anne-Laure Legendre est enseignante-chercheure à l’Université Versailles-Saint-Quentin. Elle revient sur son travail de thèse pour montrer combien une approche sensible du vécu des habitants permet de mieux comprendre
ce qui pourrait “faire bien-être” dans les quartiers en politique de la ville. En s’appuyant sur les exemples de Nanterre et de la Rochelle, elle nous met en garde contre des politiques urbaines trop standardisées…■

Propos recueillis par Virginie Bathellier

N°214 : Une approche ethnographique du mieux-être – Interview d’Anne-Laure Legendre

Un trio qui traverse le temps en toute indépendance

L’AUC – acronyme de la locution latine Ad Urbe Condita, depuis la fondation de la ville –, est dirigée par ses trois associés fondateurs, François Decoster, Djamel Klouche et Caroline Poulin, amis et complices depuis 25 ans que dure leur collaboration… Une aventure collective qui leur a valu l’attribution du Grand Prix de l’Urbanisme 2021. Nous le verrons, leurs convictions les ont souvent amenés à répondre à des questions qu’on ne leur avait pas posées, à s’intéresser à des territoires plus vastes que ceux dont on leur proposait d’envisager l’avenir et à créer de toutes pièces des concepts opérationnels.■

Propos recueillis par Marc Lemonier.

N°213 : Un trio qui traverse le temps en toute indépendance – Interview de François Decoster Djamel Klouche et Caroline Poulin

Vers des territoires frugaux

Philippe Madec s’est engagé depuis de nombreuses années dans la mise en œuvre des principes du développement durable en architecture et en aménagement. Multiprimé, lauréat 2012 du Global Award for Sustainable Architecture, il milite pour des territoires respectueux des héritages écologiques et culturels locaux et pour des constructions décarbonées. Le Manifeste pour une frugalité heureuse et créative s’inscrit dans cette perspective.■

Propos recueillis par Virginie Bathellier

N°213 : Vers des territoires frugaux : interview de Philippe Madec

Les piétons dans la ville

Avec la crise sanitaire, l’aménagement redonne place au piéton. Cédric Boussuge, chef de projet Espace public et piétons au Cerema, nous présente les dynamiques en cours et le guide qui est sorti récemment.■

Propos recueillis par Nathalie Garat

N°213 : Les piétons dans la ville – Interview de Cédric Boussuge