Catégorie : Biodiversité

Le changement climatique s’accélère et vient bouleverser les habitudes et les représentations. Longtemps préservé du manque d’eau, le massif du Jura l’a brutalement subi avec un assec du Doubs en 2018 et la livraison d’eau potable par camions dans de nombreuses communes. Une réalité qui rend d’autant plus précieux les milieux humides et en particulier les tourbières, véritables éponges et indispensables alliées de l’adaptation au changement climatique en montagne. Daniel Gilbert, écologue et directeur de la Zone atelier CNRS de l’Arc jurassien, qui était récemment le grand témoin du séminaire organisé par le CEREMA à Nanchez sur la transition écologique des territoires de montagne, nous précise ici l’enjeu majeur de la préservation et de la restauration des tourbières.

Vous êtes un spécialiste des zones humides et en particulier des tourbières. Pouvez-vous nous rappeler la nature de ces milieux ?

Il y a trois mots clés pour caractériser une tourbière : le carbone, l’eau et la biodiversité.
L’eau d’abord, car il s’agit d’un milieu humide. Sa particularité est que les plantes, qui produisent de la matière organique par la photosynthèse – feuilles, tiges, racines – ne s’y dégradent pas en totalité. Dans un écosystème classique, le carbone retourne à l’atmosphère par l’activité microbienne au bout de quelques mois ou années. La présence de l’eau dans une tourbière – environ 60 à 80 % – limite le transfert d’oxygène et préserve de la décomposition environ un dixième des déchets végétaux. La conséquence est simple à comprendre : cette matière organique non dégradée, la tourbe, s’accumule et le sol monte de quelques millimètres par an. Un sol qui comporte une hyper concentration en carbone.

D’où l’importance des tourbières au regard des enjeux climatiques…

Tout à fait. Les tourbières constituent un gigantesque stock de carbone (500 Gt), comparable à celui présent dans l’atmosphère (720 Gt). Si elles ne constituent que 3 % des sols émergés sur notre planète, elles concentrent 30 % du carbone contenu dans les sols.
Mais le rôle de stockage du carbone n’est qu’un service parmi tous ceux que les tourbières rendent. Elles sont aussi une assurance-vie en période de sécheresse car elles peuvent stocker et restituer l’eau. Et elles peuvent absorber des excès d’eau et participer à la régulation des inondations. Enfin les tourbières sont des refuges pour des espèces qui leur sont inféodées et qu’on ne trouve pas ailleurs. Pour aller plus loin, je vous invite à consulter le livret réalisé par une doctorante, Lise Pinault, sur les tourbières et lacs du massif jurassien, très complet et très pédagogique. Un travail national d’évaluation [EFESE, évaluation française des écosystèmes et des services écosystémiques] avait estimé la valeur a minima d’un hectare de tourbières au regard de tous ces services, à 150 000 €.

Ces travaux ont-ils permis de mieux protéger les tourbières françaises ?

Malheureusement non, puisque personne ne paie aujourd’hui le prix de leur dégradation. D’autant qu’elles ne sont plus seulement affectées par l’activité humaine, mais aussi directement par le changement climatique. On constate une diminution des pluies et surtout une augmentation des températures moyennes qui amplifie l’évapotranspiration. Certaines tourbières, alors même qu’elles ne sont pas drainées pour l’agriculture ou l’urbanisation, atteignent leur plus bas historique [i.e. la nappe phréatique qui les alimente est à son plus faible niveau, ndlr]. La tourbe se retrouve ainsi hors d’eau, l’activité microbienne repart et un relargage du carbone stocké commence. Il suffit de quelques années pour que le carbone piégé sur plusieurs millénaires rejoigne l’atmosphère et vienne renforcer le réchauffement climatique…

Comment enrayer ce cercle infernal ?

Il faut agir pour protéger et restaurer les tourbières. De ce point de vue, le Jura est un champion français. Avec 3 programmes Life successifs, le département a déjà restauré près d’une centaine de tourbières. Le dernier né, lancé en 2023, prévoit d’en restaurer une soixantaine de plus d’ici 2029. Cela passe le plus souvent par la recréation d’anciens lits de ruisseaux, comme pour la tourbière du bief de Nanchez¹.

Je perçois de vraies prises de conscience aujourd’hui qui donnent un petit espoir. Dans le SCOT du Pays horloger, près de Morteau, l’urbanisme est même conditionné à la disponibilité de la ressource en eau. Et les élus viennent spontanément nous demander de restaurer leurs tourbières. Cela traduit un tournant dans les postures que je relie au choc de 2018 avec l’assec du Doubs. Un phénomène rare qui a profondément affecté les agriculteurs et les habitants. Et qui s’est reproduit deux fois depuis, alors qu’il avait été observé pour la dernière fois en 1906 !
Le discours sur l’importance des services rendus par les tourbières et donc de l’importance d’une bonne gestion de ces milieux pour les entretenir et pouvoir “remonter la cascade des services” (cf. illustration supra), commence à être entendu.
Je milite plus généralement pour une gestion collective des paysages hydriques – qui retiennent l’eau – au bénéfice de tous.

Pensez-vous que la réglementation en faveur des tourbières est suffisante ?

Le règlement européen sur la restauration de la nature adopté en juin 2024 était très ambitieux et fixait des objectifs inédits en matière de réhabilitation de tourbières dans sa version initiale : 30 % des tourbières à usage agricole devaient être restaurées d’ici 2030, 40 % d’ici 2040 et 50 % d’ici 2050. Le chiffre le plus important étant celui de 30 % pour 2030, puisque tout l’intérêt d’agir sur les tourbières est de le faire très tôt, avant un relargage trop conséquent du carbone qu’elles contiennent. Mais le texte final, sous la pression des lobbys a conditionné ces restaurations à l’accord des propriétaires et des agriculteurs concernés. Ce qui limite fortement son champ d’application…

Même déception avec la conditionnalité de la PAC : les critères qui permettent de délimiter les zones relevant de la BCAE2² conduisent à écarter à peu près les ¾ des tourbières françaises.

On se retrouve donc dans une situation d’urgence absolue à intervenir sur ces écosystèmes et tout semble fait pour que rien ne s’y passe. On se tire une balle dans le pied. Dans le Nord-Pas-de-Calais par exemple, la dégradation des tourbières a conduit aux inondations dramatiques récentes. Pourquoi ? Parce que le drainage des tourbières provoque leur tassement, jusqu’à parfois 1m de hauteur, dans des zones déjà situées en dessous du niveau la mer. Et les croyances et l’incompréhension des phénomènes en jeu conduisent les acteurs locaux à drainer davantage pour évacuer l’eau… C’est un suicide à l’état pur. La seule chose à faire serait de réhabiliter les tourbières et d’essayer de retenir l’eau en amont pour ne pas inonder les bas de plaines.

Quels leviers la recherche peut-elle activer ?

Le premier, c’est celui de la connaissance. Nous savons que l’essentiel des tourbières françaises, c’est la Normandie avec le Cotentin, la Brière, la Somme, le Nord-Pas-de-Calais, le Marais Poitevin – largement détruit aujourd’hui – ou encore les Landes. Elles sont pour beaucoup très abîmées par les activités humaines. Or nous n’avons aucune information précise pour caractériser ces milieux de tourbières, leur santé, leur volume… C’est pourquoi j’encadre aujourd’hui le travail de la doctorante Lise Pinault qui réalise un inventaire national des tourbières, avec l’objectif de le publier fin 2025. L’Allemagne, l’Irlande ou encore les pays scandinaves ont le leur depuis longtemps ! Nous allons essayer de rattraper notre retard.

L’inventaire fournira les contours des zones de tourbières, les profondeurs de tourbe quand on les connaît et la qualité de cette tourbe (i.e. sa densité et sa perte au feu qui permettent de quantifier le carbone stocké). Aujourd’hui, les acteurs de terrain n’ont pas ces notions à l’esprit. Même dans le PNR de Brière, qui est essentiellement constitué de tourbières, la question de la profondeur de la tourbe et donc du stock de carbone, n’était pas du tout posée il y a encore deux ans. L’inventaire aura donc le rôle de porter à la connaissance de l’État la localisation et la santé des tourbières françaises, donc leur stock et leurs émissions de carbone. Ce qui permettra de prioriser les interventions de restauration.

L’autre levier est celui de la façon même de conduire la recherche. Aujourd’hui, le discours scientifique ne passe plus si les citoyens ne sont pas associés au processus. Il ne suffit plus de communiquer des résultats, il faut impliquer dans la méthode même. Il faut faire avec et sur le terrain, dans une co-construction avec les acteurs pour que ça marche. C’est ce qu’avait déjà perçu la philosophe Simone Weil en 1934 dans ses Réflexions sur les causes de la liberté de l’oppression sociale : “La science est un monopole, non pas à cause d’une mauvaise organisation de l’instruction publique, mais par sa nature même : les profanes n’ont accès qu’aux résultats, non aux méthodes, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent que croire et non assimiler”.■

Propos recueillis par Florent Chappel

1. Il s’agit de l’un des sites de visites de terrain du séminaire montagne des 18 et 19 septembre 2024 organisé par le CEREMA. [↩]
2. Les bonnes conditions agricoles et environnementales (BCAE) sont des exigences à respecter pour l’attribution des aides de la PAC sur la programmation 2023-2027. Elles sont numérotées de 1 à 9 selon leur objet et la seconde – BCAE2 – porte sur la protection des zones humides et des tourbières. [↩]