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Prix de thèse sur la ville 2024 – “Une fois qu’un territoire est sacrifié, cela laisse des marques indélébiles”

Les transformations du paysage urbain sous l’influence des infrastructures énergétiques peuvent révéler les imbrications entre développement industriel, dynamiques sociales et aménagement du territoire. Dans sa thèse, lauréate du Grand prix du Prix de thèse sur la ville 2024, Clarence Hatton-Proulx étudie les impacts des raffineries et infrastructures pétrolières de Montréal-Est. En retraçant plus d’un siècle d’industrialisation, de pollution et de désindustrialisation, il met en lumière les effets durables de ces activités sur la morphologie urbaine, les usages du sol et les perceptions des habitants. Il nous livre aujourd’hui ses réflexions, utiles pour penser la future planification urbaine des transitions énergétiques.

Vous avez exploré en détail les raffineries et infrastructures pétrolières de Montréal-Est. Comment ces infrastructures ont-elles redéfini la morphologie urbaine et les usages des sols ?

C’est une histoire longue et complexe que je retrace dans ma thèse. Montréal-Est a connu de nombreux changements d’usage du foncier au fil des siècles. Lorsque la ville se forme au début du XXe siècle, c’est encore un espace agricole, composé de longues bandes de terre contiguës au fleuve Saint-Laurent. À cette époque, un entrepreneur local propose de transformer cette zone en une cité-jardin visant à offrir un cadre de vie plus verdoyant et moins dense que les quartiers centraux. Un tramway relie ce nouveau territoire au centre-ville, permettant aux résidents de travailler en ville et de vivre dans une zone plus aérée.

En 1914, la Première Guerre mondiale bouleverse ces ambitions. Les investissements immobiliers se réorientent vers l’effort de guerre, et Montréal-Est, en quête de revenus, attire rapidement des industries pour financer ses infrastructures. La première raffinerie, Imperial Oil, s’y installe, suivie par plusieurs autres ; si bien que dans les années 1950, on dénombre jusqu’à six raffineries concentrées sur un espace relativement restreint.

Ce développement industriel transforme profondément le territoire. À la fin des années 1960, environ 80 % du territoire de Montréal-Est est occupé par des industries, dont une majorité de raffineries de pétrole. Ce territoire, initialement agricole, devient l’un des plus grands pôles industriels du Canada, bien qu’il ne compte que 6 000 habitants.

C’est donc un “territoire sacrifié”, concept mobilisé dans la thèse pour évoquer un espace où l’on concentre les nuisances industrielles pour produire des biens consommés par la société entière, mais où les conséquences environnementales – pollution de l’air, des sols et de l’eau – sont supportées par une petite population locale.

Quelle a été la réaction des habitants à cette nouvelle implantation industrielle ?

Dans la plupart des villes post-industrielles, il n’y a plus vraiment de proximité entre l’industrie et les autres fonctions urbaines telles que le logement, le commerce, et les activités récréatives. À Montréal-Est, elle existait pourtant. Des gens vivaient littéralement en face de raffineries de pétrole ou de réservoirs de stockage de pétrole.

La ville industrielle de Montréal-Est, 1976. En avant-plan, un réservoir de pétrole.
En arrière-plan, des maisons de type bungalow © Archives de la Ville de Montréal

Les mobilisations contre cette situation sont arrivées relativement tardivement et, en réalité, elles ont été peu importantes. La littérature sur la justice environnementale célèbre souvent les grandes victoires de mouvements sociaux contre les injustices environnementales. Mais à Montréal-Est, il n’y a pas eu de grandes mobilisations. Plusieurs raisons expliquent cela, et j’en parle longuement dans ma thèse.

Tout d’abord, l’aspect économique : les raffineries fournissaient plus de 3 000 emplois pendant les Trente Glorieuses. Ces emplois industriels étaient une véritable perspective d’avancement social et de mobilité pour la classe ouvrière.

Ces entreprises multinationales étaient par ailleurs très généreuses avec leurs employés. Elles offraient de nombreux avantages : voyages, événements sportifs et culturels, et même des infrastructures civiques pour améliorer la qualité de vie dans la commune. Cet aspect du confort matériel, soutenu par l’industrie pétrolière, cultivait un attachement fort des habitants envers ces entreprises.

Les travailleurs étaient plus globalement fiers de leur rôle dans ce secteur qui produisait des biens essentiels à la société (essence, fioul pour le chauffage, plastiques…). Le sentiment d’appartenance à la “civilisation du pétrole” était donc vécu comme positif.

Cependant, cet équilibre s’est effrité à partir des années 1980, avec la désindustrialisation et la fermeture successive de quatre raffineries en moins de dix ans. Cela a eu des conséquences profondes sur la morphologie de la ville et sur l’urbanisation de Montréal-Est, qui a dû faire face à un démantèlement industriel important. Les terrains laissés par ces raffineries sont aujourd’hui contaminés et beaucoup de ces zones n’ont pas encore été réaménagées.

En ce qui concerne la gestion actuelle de ces héritages spatiaux, auriez-vous des leçons à tirer de votre analyse de Montréal-Est ?

Je dirais qu’une fois qu’un territoire est “sacrifié”, cela laisse des marques indélébiles. La première raffinerie s’est installée en 1915, et même si la plupart d’entre elles ont fermé aujourd’hui, il reste encore une raffinerie en activité. Cela signifie qu’il y a plus de 100 ans d’activités industrielles sur ce territoire.

Cet aspect structurel est déterminant, car la pollution générée par ces activités a pénétré profondément dans les sols. Souvent, les compagnies pétrolières ont simplement déversé leurs résidus de transformation, comme des boues huileuses, directement sur les terrains. Ces résidus polluent les sols et peuvent, par lixiviation, contaminer les eaux souterraines.

Ancien terrain d’Imperial Oil à Montréal-Est
en friche, 2022 © Clarence Hatton-Proulx

Aujourd’hui, cela conditionne fortement l’utilisation de ces terrains. La décontamination ou la dépollution des sols est une tâche coûteuse, complexe sur le plan technique, et qui nécessite une véritable volonté politique. Or, comme Montréal-Est reste relativement périphérique par rapport aux activités économiques du centre-ville, il n’y a pas encore eu de réelle priorité donnée à cette décontamination. Il faut un travail considérable pour changer le destin de ce genre de territoires.

Vous soulignez dans votre thèse que les politiques de zonage ont pu légitimer la présence de raffineries dans des zones résidentielles. Quel a été leur rôle, concrètement ?

Certaines municipalités sur l’île de Montréal ont été planifiées de manière très “raffinée”. Prenons l’exemple d’une ville voisine de Montréal-Est, la ville d’Anjou, qui a accueilli la raffinerie de British Petroleum (BP) à la fin des années 1950. Cette ville a été organisée autour du croisement de deux autoroutes, ce qui a permis de diviser l’espace en quatre secteurs distincts, chacun avec une fonction dominante. L’industrie lourde était isolée de la zone résidentielle par une grande autoroute.

En revanche, Montréal-Est n’a pas bénéficié d’une telle planification urbaine. Comme je l’ai mentionné précédemment, le projet initial pour cette zone était de créer une cité-jardin, mais ce projet a été rapidement supplanté par un développement industriel. On est alors dans les années 1910, et l’urbanisme n’est pas encore structuré de manière professionnelle. Le zonage, tel qu’il a été mis en place, a donc été un moyen de solidifier a posteriori une situation qui le précédait, de légitimer le statu quo.

Votre thèse s’appuie à la fois sur des études très locales, à l’échelle de quartiers, et sur le concept de métabolisme urbain, opérant nécessairement sur un périmètre plus large. Comment cette imbrication entre différentes échelles a-t-elle influencé la construction de la ville face aux transitions énergétiques ?

Je crois qu’il est crucial de regarder l’interaction entre ces différentes échelles, car elles ont des répercussions les unes sur les autres. Le pari de ma thèse était d’aller au-delà de l’histoire des transitions énergétiques telle qu’elle a été souvent racontée, en se concentrant uniquement sur les actions prises par des personnes très puissantes, comme les élus, les entrepreneurs ou les ingénieurs à la tête de grandes entreprises du secteur de l’énergie. Bien sûr, leurs décisions ont un fort impact, mais ce que je voulais démontrer, c’est que ces décisions sont aussi déterminées par les actions quotidiennes de millions de personnes. Ces dernières consomment de l’énergie et s’approprient l’espace urbain d’une certaine manière, et ces usages influencent directement les décisions prises au niveau politique et économique. Les actions individuelles influencent les choix collectifs, et inversement.

Pour mieux comprendre cette interaction entre échelles, j’ai recours à une théorie relativement récente appelée la théorie de l’urbanisation planétaire. Les auteurs comme Brenner et Schmidt expliquent que depuis les années 1980, nous avons réellement entamé une nouvelle ère où les villes jouent un rôle déterminant dans l’influence de l’environnement et du climat planétaire. Environ 70 % de l’énergie mondiale est consommée dans les centres urbains, ce qui signifie que l’action urbaine influence non seulement les territoires urbains, mais aussi des espaces non urbains, comme les forêts amazoniennes ou la fonte des glaces en Arctique. Cette consommation d’énergie à une échelle urbaine, sur des territoires relativement réduits, a donc des conséquences planétaires.

Vous parlez des infrastructures énergétiques comme des symboles visibles dans le paysage urbain. Comment leur présence physique a-t-elle influencé les perceptions et les représentations des quartiers où elles étaient situées ?

La présence physique des infrastructures énergétiques était très forte, mais elle était aussi très localisée. Ce qu’il faut comprendre, c’est que les raffineries étaient concentrées dans un secteur assez isolé de l’île de Montréal. Beaucoup de Montréalais ignorent non seulement l’histoire de ces raffineries, mais aussi leur simple existence. Pourtant, elles se trouvaient à seulement 10 km du centre-ville.

Cependant, pour les personnes vivant dans ces quartiers, l’impact était immédiat et tangible. Ce n’était pas seulement une question de visibilité, mais aussi d’expérience quotidienne des nuisances.

Incendie à l’usine Calex dans l’est de Montréal, 1967
© Musée des pompiers auxiliaires de Montréal

L’aspect visuel, bien sûr, était important, mais l’aspect olfactif ressort aussi particulièrement dans les témoignages d’histoire orale que j’ai recueillis. L’odeur caractéristique des raffineries, liée aux activités de transformation du pétrole brut, était un facteur d’identification très fort pour les habitants de ce secteur. Dans les journaux de l’époque, on parlait souvent de cet endroit comme étant “là où ça sent mauvais”. Il y a donc une identification multisensorielle à ce territoire. Les bruits des raffineries – les sifflets des trains, les sonneries des équipements industriels, ou encore les bruits des craqueurs catalytiques, qui émettent un “soupir” – rythmaient la vie quotidienne des habitants. Cela créait un paysage énergétique à la fois visuel, olfactif et sonore, propre à ce territoire.■

Propos recueillis par Naïla Tensi

Les sols, ce patrimoine négligé

Indispensables à la vie humaine, les sols fournissent la plupart de nos ressources essentielles. Alors qu’ils sont non renouvelables, leur dégradation s’accélère, notamment à cause des activités humaines. Mieux les connaître et les comprendre pour les gérer durablement, c’est un enjeu écologique, climatique, économique et politique qui nous concerne tous. Marc-André Selosse, microbiologiste et professeur au Muséum national d’Histoire naturelle (MNHN), fournit ici des clés pour mieux penser l’aménagement urbain.

M.-A. Selosse © M.-A. Selosse

Éléments fondamentaux de notre écosystème, les sols représentent une interface dynamique entre l’atmosphère, l’hydrosphère et la lithosphère. Dans les sociétés urbanisées, il faut cependant de plus en plus chercher la présence du sol sous nos pieds, tant il y a de couches d’artificialisation qui font barrage entre l’homme et la terre… et qui nous coupent d’autant plus du vivant.

Sols vivants, sources de vie

“Les sols sont notre placenta”, affirme Marc-André Selosse, l’un des microbiologistes spécialistes des sols les plus reconnus. “Il y a une dimension patrimoniale et un lien intime entre le sol et l’humain, à travers l’eau et l’alimentation, que nous ne percevons pas assez, complète le scientifique. Sur le plan biologique, les sols abritent une diversité incroyable d’organismes, allant des microorganismes aux plantes, qui jouent tous un rôle clé dans le maintien de la santé des écosystèmes. Le sol est construit par la biodiversité qu’il héberge : plus de 25 % des espèces connues, alors même qu’on ne connaît encore que 1 % des microbes qui y résident”.

Un sol sain est un réservoir de nutriments, d’eau et de matières organiques, essentiels pour la croissance des plantes, le cycle hydrologique et la biodiversité. Sous la surface, il est le résultat de milliers d’années de processus géologiques et biologiques qui incluent l’altération des roches-mères, l’accumulation de matière organique, et l’activité des organismes vivants qui s’y trouvent. Mycologue de formation, le scientifique connaît d’autant mieux le rôle essentiel des champignons associés aux racines des plantes : ces champignons dits “mycorhiziens” fournissent des ressources aux plantes en échange de sucres. Ils ont un effet nutritionnel et phytosanitaire, qui protège aussi bien contre des agents pathogènes que contre des agents toxiques du sol (aluminium, calcium…). “Ce sont des sols que vient l’eau : retenue sous terre, elle est nettoyée par la filtration physique et l’activité microbienne. Les sols retiennent l’eau avant qu’elle ne rejoigne lentement les sources, les rivières et qu’elle fertilise les océans”, ajoute Marc-André Selosse. Si l’on ajoute leur rôle clé dans le stockage de carbone, les sols aident à atténuer les effets du changement climatique. Alors, pourquoi ne gérons-nous pas nos sols, ce patrimoine naturel essentiel, avec plus d’attention et de délicatesse ?

L’agriculture traditionnelle

Les activités humaines exercent une importante pression sur les sols. L’urbanisation rapide et l’agriculture intensive sont parmi les principales causes de leur dégradation, entraînant la perte de leur fertilité. En agriculture, l’utilisation excessive de pesticides et d’engrais chimiques, contamine les sols, altérant leurs propriétés physiques et chimiques et affectant la santé des organismes du sol (et des agriculteurs). Le labour intensif, encore très populaire même s’il commence à être questionné, entraîne une érosion des sols en déchirant violemment toute forme de vie sous terre. De plus, la compaction causée en profondeur par le passage continu des charrues et des machines lourdes réduit la porosité et la capacité d’infiltration, augmentant le ruissellement, le manque d’eau et l’érosion. Un exemple récent ? Les coulées de boue qui ont dévasté la région de Valence, en Espagne, à l’automne dernier. “Le sol est déstructuré en surface par le labour qui, en oxygénant la terre, accélère la destruction de la matière organique qui normalement colle les parties de sol entre elles. Lors de fortes précipitations, ces sols partent facilement avec l’eau. Ce que nous avons vu à Valence, ce sont en fait des coulées de sols”, explique le scientifique.

Le ver de terre, ingénieur du sol © M.-A. Selosse


La France, mauvaise élève

Ajoutons à cela l’artificialisation des sols, qui implique la transformation des terres pour la construction, et l’agriculture, qui réduit la surface de terre non contaminée et perturbe les écosystèmes. En France, l’artificialisation des sols concerne une surface équivalente à celle de 5 terrains de foot par heure, jour et nuit. Ce sont les régions déjà très urbanisées (Alsace, Nord-Pas-de-Calais, Île-de-France) qui ont connu le mouvement d’artificialisation le plus important, ainsi que les Pays de la Loire, l’Auvergne-Rhône-Alpes, le littoral méditerranéen et l’Outre-mer. “Dans un contexte où on sait très bien que le climat va réduire la production agricole, c’est criminel. C’est surtout un phénomène qui est 3,7 fois plus fort que l’augmentation démographique et qui n’a donc rien à voir avec un problème de place”, ajoute le scientifique. Que dire alors des dernières initiatives prises par les quelques sénateurs qui souhaitent modifier l’objectif “zéro artificialisation nette” (ZAN) en 2050 et ses étapes intermédiaires d’ici à 2031, prévue dans la loi Climat et résilience du 22 août 2021 ? “La date de 2050 était déjà un objectif qui repoussait le problème à la génération suivante. Mais les tendances exprimées au Sénat en octobre dernier nous rappellent la logique du jour du dépassement : nous consommons aujourd’hui d’une façon qui fait que demain, on ne pourra plus le faire. C’est lâche, scélérat, vil et indigne vis-à-vis de la génération à venir”, s’indigne Marc-André Selosse.

Repenser l’aménagement

Nos villes posent aujourd’hui de nombreux défis aux aménageurs, parmi lesquels celui de la restauration des sols pollués. “On peut utiliser des microbes pour détruire les hydrocarbures ou des plantes qui font de la phyto-extraction, autrement dit qui poussent en accumulant des métaux lourds. En les récoltant petit à petit, on extrait les métaux du sol”, continue le Professeur. Mais cela prendrait plusieurs années avant de pouvoir y cultiver quoi que ce soit. “Souvent, quand on désartificialise, on découvre des horreurs : il faut décaper et remettre de la matière organique. Mais nous n’en avons pas assez pour le faire sur de grandes surfaces”, complète-t-il. Un sol sain ne se développe que d’un mm par an en moyenne, et les sols artificialisés ne se récupèrent pas facilement. Le scientifique prévient : “Il faut absolument épargner nos sols de l’artificialisation”.

Changer le regard sur l’aménagement en partant du sol © M.-A. Selosse


En ville, il y a un problème supplémentaire à régler : la pollution due au ruissellement des pluies. “La pluie emporte du zinc provenant des toits, du plomb des églises, des hydrocarbures des voitures…”, souligne le biologiste. Ainsi, la cathédrale Notre-Dame livre 21 kilos de plomb par an aux eaux pluviales qui drainent, elles aussi, 10 litres d’hydrocarbures toxiques par hectare de route par an. Améliorer la gestion des eaux en séparant les eaux sanitaires et celles issues du ruissellement, des villes ou des champs, constituerait une première étape importante pour le chercheur. Il rappelle, de plus, que l’urine humaine contient naturellement de l’azote, du phosphore et du potassium qui pourraient fertiliser les cultures de nos champs. “Les engrais minéraux utilisés dans nos campagnes provoquent, outre la pollution des sols et des nappes phréatiques, une surcontamination de la population au cadmium qui explique la hausse de 3 % du nombre de cancers du pancréas ou encore 30 % de l’ostéoporose en France”, indique Marc-André Selosse. Il prône, par exemple, une récupération séparée des eaux dans chaque bâtiment construit. “Penser le ruissellement de l’eau pour panser les problèmes de l’agriculture et fertiliser la campagne, voilà un nouveau lien à imaginer”, ajoute le scientifique.

Remettre la nature en ville

Abolir les frontières entre nature et zone urbaine, c’est donc plus qu’une nécessité selon lui. “On doit mettre de la nature en ville. Si on a des toits plats, si on a de la place pour circuler, on ne bitume pas tout, on met de la végétation avec, de préférence, un accès au sol vivant. On privilégie des espèces locales, éventuellement venues un peu du sud et du sud-est, de façon à anticiper l’évolution climatique. On essaie de restaurer les fonctions alimentaires et toutes les fonctions de stockage d’eau”, assène le microbiologiste. Il est crucial de penser les aménagements d’une façon qui minimise leur impact – tout en sachant qu’il y aura toujours des voitures, des trains et plus d’habitations. “L’idéal est de créer 30 % de zones de réserves, plus ou moins en libre évolution, pour abriter et préserver la biodiversité. Entre ces zones préservées et celles artificialisées, il faudrait imaginer des haies ou des espaces linéaires en semi-libre évolution pour permettre le passage des organismes entre les différentes zones – un peu comme ces ponts autoroutiers végétalisés qui permettent aux animaux de traverser” continue le scientifique. Enfin, il lance un appel d’urgence aux responsables de collectivités, architectes et urbanistes à s’associer à des ingénieurs agronomes et des docteurs en écologie pour réfléchir et construire ensemble les aménagements de demain. “Utilisons nos compétences respectives pour envisager ensemble tout ce qui pourrait non seulement aider la nature mais avant tout, aider l’Homme”, conclut-il.■

Julie Tilman


Ouvrages parus sur le sujet :

M. BURNIAT, M.-A. SELOSSE, 2021. Sous Terre (bande dessinée). Dargaud, Paris, 174 p.
M.-A. SELOSSE,2021. L’origine du monde. Une histoire naturelle du sol à l’attention de ceux qui le piétinent. Actes Sud, Arles, 480 p.

Une trame noire fait briller les Vosges : éléments de méthode

Dans les Vosges, la communauté de communes de Bruyères-Vallons des Vosges (CCB2V) s’impose comme un modèle en matière de préservation de la biodiversité. En 2024, elle remporte le titre prestigieux de Capitale française de la biodiversité. Odeline Dallongeville, cheffe du pôle environnement de la CCB2V, revient sur la méthode déployée pour établir une trame noire et élaborer une charte intercommunale.

Un projet né d’un constat scientifique

Tout a commencé avec les premières initiatives sur les trames vertes et bleues menées à une échelle intercommunale, notamment dans le cadre du PETR pays de la Déodatie. Ces trames, qui visent à relier les habitats naturels pour préserver la biodiversité, avaient été initialement définies par modélisation. “Nous voulions les affiner, aller au-delà des grandes lignes en nous concentrant sur des éléments plus spécifiques comme les mares ou les prairies”, explique Odeline Dallongeville.

C’est ainsi qu’a vu le jour l’atlas de la biodiversité intercommunale, un outil clé qui a permis de dresser un inventaire précis des espèces présentes sur le territoire. Avant 2020, aucune étude de cette ampleur n’avait été réalisée. Grâce à lui, plusieurs enjeux cruciaux ont émergé, comme celui de la préservation des chouettes de montagne, des chauves-souris et de certains papillons de nuit, des espèces particulièrement vulnérables à la pollution lumineuse.

Observation nocturne de la fréquentation d’une mare aménagée par l’intercommunalité. © CCB2V

Ces constats ont poussé la collectivité à prolonger la logique des trames verte et bleue avec une réflexion autour de la trame noire, intégrant les obstacles nocturnes rencontrés par les espèces. “Nous nous sommes concentrés sur tous les éléments perturbateurs pour ces espèces : éclairage public, routes, ou encore discontinuités écologiques”, précise-t-elle.

Lire aussi : Communauté de communes de Bruyères-Vallons des Vosges, capitale française de la biodiversité 2024.

Mais la trame noire va plus loin ! Par exemple, les porteurs du projet ont pu définir les principales zones de danger pour les amphibiens, qui rencontrent des problèmes de continuité de mare ou d’écrasement, et ainsi installer des crapaudromes pour les empêcher de traverser des routes où ils risqueraient de se faire écraser. “L’objectif serait bien évidemment d’installer des passages pérennes, mais cela nécessite des travaux trop importants. Nous avons donc pensé un dispositif ingénieux, qui consiste à placer des filets le long des zones d’écrasements. Les batraciens se laissent guider par eux avant de tomber dans des seaux d’où ils sont récupérés chaque jour par des bénévoles. En 2023, 421 individus ont ainsi été accompagnés dans leur traversée ramenant le taux d’écrasement entre 6 et 7 %. Il en existe 2 aujourd’hui, une troisième installation est en cours de réalisation” explique la cheffe du pôle environnement. L’ensemble des données collectées par la CCB2V et les résultats des études conduites ont été mises à la disposition des 34 communes via le site internet de la CCB2V.

Confection d’un crapaudraume artisanal avec les bénévoles © CCB2V

La trame noire : protéger la biodiversité nocturne

L’élaboration de l’atlas de la biodiversité intercommunale a permis de définir la trame noire. Cet outil novateur s’attaque aux obstacles écologiques pour les espèces nocturnes, en intégrant des données sur l’éclairage public, la radiance et les habitats naturels. Le résultat ? Une cartographie fine des pressions exercées sur ces écosystèmes (pollution lumineuse, routes, fragmentation des milieux) et des actions ciblées pour les réduire. “L’ensemble du travail a été réalisé en interne, grâce notamment à la présence d’une stagiaire en école d’ingénieur qui durant 9 mois nous a aidé à cartographier les zones par points de conflits, c’est-à-dire une mise en parallèle des continuités écologiques (trames verte et bleue) croisées avec les obstacles. Chaque commune possède sa carte détaillée pour l’aider à résoudre ces conflits” complète Odeline Dallongeville.

Cartographie fine des pressions exercées sur les écosystèmes © CCB2V

La trame noire s’accompagne d’un programme ambitieux : sensibilisation des élus et des administrés, projets participatifs, animations ludiques destinées à un large public… Pour les 34 communes, une charte en trois niveaux d’engagement a été créée. La cheffe de pôle conclut : “Cette dernière est essentielle pour l’uniformisation des actions. Elle doit incarner une vision collective. Actuellement, 24 des 34 communes adhèrent à ce projet”.■

Propos recueillis par Chris Mick

Communauté de communes de Bruyères-Vallons des Vosges, capitale française de la biodiversité 2024

La communauté de communes Bruyères-Vallons des Vosges a été élue Capitale française de la biodiversité 2024. Cette édition du concours avait pour thème la sobriété et c’est en particulier l’action de l’intercommunalité en faveur de la sobriété lumineuse qui a été récompensée. Un projet visant à restaurer une trame favorable aux espèces vivant la nuit, ayant su gagner l’adhésion des acteurs.

Rencontre avec Virginie Gremillet, la présidente de la CCB2V.

Un territoire engagé pour l’environnement

La création de la trame noire de la communauté de communes Bruyères -Vallons des Vosges (CCB2V) – un réseau de zones où la pollution lumineuse est réduite au minimum pour protéger les écosystèmes nocturnes – s’inscrit dans une politique globale de préservation de l’environnement. Depuis plusieurs années, la CCB2V a multiplié les initiatives en matière de gestion des milieux aquatiques avec de gros travaux sur la Vologne, un cours d’eau important du territoire, et de nombreuses études sur les zones humides (trame bleue).
“L’idée de s’attaquer à la pollution lumineuse est venue naturellement, dans le prolongement de cette logique. Nous avons remarqué que l’éclairage n’était pas uniforme sur les territoires. Il fallait donc l’harmoniser. Au-delà de cette action, il s’agit également de fédérer des élus autour d’un projet commun, cela favorise les échanges et développe l’esprit communautaire”.

Lire aussi : Une trame noire fait briller les Vosges : éléments de méthode

Plus largement, chaque action menée par la communauté de communes prend en compte l’environnement. “Pour nous, il s’agit d’un sujet transversal : intégrer le volet environnemental est devenu un réflexe dans chacun de nos projets” complète Virginie Gremillet.

Concilier les besoins des habitants et ceux de la biodiversité

Grâce au soutien de l’agence de l’eau Rhin-Meuse, celui de la région et du département, la CCB2V a cartographié avec précision la trame noire en identifiant les obstacles existants et les moyens de les dépasser. L’appui du pôle d’équilibre territorial et rural (PETR) de la Déodatie et du parc naturel Ballons des Vosges a accéléré la mise au point d’une charte intercommunale pour mobiliser les maires des 34 communes qui constituent la CCB2V.

Signature de la charte intercommunale pour la trame noire. © CCB2V


“Au départ, certains élus avaient des craintes, notamment concernant la sécurité. Réduire l’éclairage public suscite des inquiétudes auprès des habitants” indique la présidente. Pour surmonter ces résistances, la CCB2V a misé sur une approche pédagogique : colloques avec des associations de protection des espèces nocturnes, études démontrant l’absence de corrélation entre obscurité et insécurité avec l’intervention d’un membre des forces de l’ordre, et mise en avant des économies d’énergie. Les résultats sont là : 24 communes ont adhéré à la démarche en signant la charte. Une victoire pour le collectif, qui montre qu’une telle initiative peut réconcilier les enjeux économiques, sociaux et environnementaux.

Impliquer les citoyens : une clé de réussite

Atelier confection de nichoirs pour chauves-souris © CCB2V

Mais la clé du succès, c’est sans doute la mobilisation citoyenne. Réunions publiques, ateliers de construction de nichoirs pour chauves-souris, escape games thématiques, carte aux trésors et projections de films, tout a été pensé pour impliquer les habitants, petits et grands.
Virginie Gremillet poursuit : “Associer les habitants, c’est leur permettre de devenir acteurs du changement. Et ça crée un vrai sentiment d’appartenance. Nous travaillons avec des établissements scolaires de tous niveaux. Nous avons même créé il y a 2 ans une école sport-nature au sein de laquelle les adolescents découvrent la biodiversité à travers des activités ludiques en plein air : escalade, courses d’orientation… L’essentiel pour la réussite de tels projets consiste à associer le maximum de personnes”.

La trame noire dans la lumière

Ce travail constant a valu à la CCB2V le titre de capitale française de la biodiversité, une reconnaissance qui dépasse la symbolique. “C’est un encouragement à poursuivre, mais aussi une opportunité d’échanges avec d’autres territoires sur des pratiques innovantes”. En valorisant ses paysages et sa biodiversité, la CCB2V renforce l’attractivité de son territoire. “Nous avons un cadre naturel exceptionnel, et ce type de projet ajoute une corde à notre arc en faveur du tourisme durable”. La trame noire devient ainsi une opportunité de montrer que préservation et développement ne sont pas opposés, mais complémentaires.
Interrogée sur le message qu’elle aimerait adresser aux autres collectivités, Virginie Gremillet est claire : “Lancez-vous ! Candidatez à des labels comme celui de capitale de la biodiversité ! Ce n’est pas un objectif en soi, mais cela motive et permet de partager ses expériences. Nous avons tous à apprendre les uns des autres”.■

Propos recueillis par Chris Mick

Lutte contre les passoires thermiques : Béthune-Bruay cherche des solutions pour apaiser les tensions sur le logement

Gel des loyers, diagnostic de performance énergétique (DPE), audit de performance énergétique en 2022, décret sur la décence énergétique en 2023, interdiction de mise en location pour les étiquettes G en 2025… Le filet se resserre autour des propriétaires de passoires thermiques qui mettent leur bien en location. Leur accompagnement vers les travaux est plus que jamais nécessaire. Mais pour les embarquer, encore faut-il les connaître. C’est là l’un des enjeux principaux de la démarche “Territoires Démonstrateurs : Aller vers” lancée en début d’année. Retour d’expérience de la communauté d’agglomération Béthune-Bruay Artois Lys Romane embarquée dans cette expérimentation.

La communauté d’agglomération Béthune-Bruay Artois-Lys Romane réunit 100 communes du Pas-de-Calais, situées dans le triangle entre Arras, Lille et la Côte d’Opale. “Plus de 60 % de ces communes sont considérées comme rurales. Une partie de notre territoire est dans l’ancien bassin minier, ce qui laisse une trace forte dans les paysages et chez les habitants”, indique André Durieux, responsable Habitat privé de la collectivité. Béthune-Bruay compte aujourd’hui un peu moins de 280 000 habitants pour 117 000 logements, dont 40 % de logements privés. Dix-sept mille d’entre eux sont loués, essentiellement à des ménages qui pourraient prétendre à un logement social, voire très social. Le bâti, quant à lui, est ancien, construit pour une large part avant la première réglementation thermique, et justifie à lui seul l’investissement consenti par les élus avec l’Anah dans près de 15 000 logements depuis 2006. De fait, la collectivité connaît de nombreuses tensions sur le front du logement avec un taux de PPPI (parc privé potentiellement indigne) de plus de 9 %, une vacance de 8 % en hausse et une proportion croissante de ménages modestes en attente de logements. “La problématique des passoires thermiques est venue s’ajouter à une liste déjà longue de difficultés”, ajoute André Durieux.

Vue de la rue Saint-Pry, à Béthune © Droits réservés.


Des propriétaires bailleurs sollicités

Face à ce contexte qui touche bon nombre de territoires, la communauté d’agglomération mobilise d’importants moyens pour accompagner propriétaires bailleurs et occupants dans l’amélioration de leurs biens. “En 2022, deux OPAH RU ont été lancées sur 4 communes. Un programme d’intérêt général multithématique vient de prendre fin après cinq années de déploiement”, indique Fatma Boutzagart, chargée de mission à la communauté d’agglomération ; “les objectifs assignés au territoire sont souvent dépassés. Mais si la dynamique de travaux est là chez les propriétaires occupants, elle a besoin d’être soutenue et encouragée auprès des bailleurs, qui eux demeurent attentistes”. La faute sans doute à des coûts de travaux et des taux d’emprunt en forte hausse depuis la crise sanitaire. En outre, le dispositif Loc’avantage, qui devait inciter les propriétaires à “louer abordable” ne produit pas partout les résultats escomptés, ralentissant les investisseurs dans des secteurs déjà peu attractifs. 

Un déficit de connaissances à combler

Sur ce segment, la seule embellie provient des Toits de l’Espoir, un opérateur spécialisé issu de la mouvance Emmaüs qui réhabilite des logements anciens, souvent vacants, pour y reloger des familles en difficulté, en montant lui-même les dossiers de subvention et en développant des prestations complémentaires, à la fois de maitrise d’œuvre des travaux et de gestion locative. “Grâce à son vaste réseau de propriétaires bailleurs, cet opérateur parvient à faire valider 50 à 70 dossiers d’aides chaque année avec autant de ménages logés à la clé”, constate André Durieux. “Mais il y a un hic : personne d’autre n’a son expertise et s’il venait à réorienter son activité, nous serions très démunis… Avec l’expérimentation Aller Vers, nous voulons reprendre la main sur cette connaissance des besoins des propriétaires bailleurs pour mieux répondre aux demandes de logement de qualité des demandeurs à faibles revenus, tout en luttant contre le mal-logement et la précarité énergétique sur nos territoires”. “Nous connaissions Histologe mais nous l’utilisons avec parcimonie : il génère de nombreuses notifications inutiles et nous avions déjà eu recours à Zéro Logement Vacant (ZLV) pour mener une enquête sur la vacance des logements auprès des propriétaires”, poursuit Fatma Boutzagart. “Le bon taux de retour de cette dernière nous avait d’ailleurs confirmé qu’une partie d’entre eux était en demande de conseils et prêts à passer à l’acte si on savait les accompagner. En participant à cette démarche, nous avons pu avoir accès aux données énergétiques via ZLV, ce qui nous a amené à envoyer, fin août, un courrier d’information à 181 propriétaires bailleurs pour leur rappeler les règles sur les passoires énergétiques et les inciter à prendre rendez-vous avec un de nos conseillers France Rénov’. Il est encore trop tôt pour connaître les résultats”. Pour l’heure, le bilan de l’expérimentation s’arrête là. “Mais nous avançons encore”, remarque André Durieux en conclusion. “À l’heure où l’aller-vers s’impose de plus en plus comme un mode de mobilisation décisif pour les politiques publiques liées au logement, nous attendons de l’Anah les moyens opératoires et financiers pour aller plus loin”.■

Dominique Fidel

Lutte contre les passoires thermiques : Chinon Vienne et Loire veut produire 100 logements par an

Gel des loyers,diagnostic de performance énergétique (DPE), audit de performance énergétique en 2022, décret sur la décence énergétique en 2023, interdiction de mise en location pour les étiquettes G en 2025… Le filet se resserre autour des propriétaires de passoires thermiques qui mettent leur bien en location. Leur accompagnement vers les travaux est plus que jamais nécessaire. Mais pour les embarquer, encore faut-il les connaître. C’est là l’un des enjeux principaux de la démarche “Territoires Démonstrateurs : Aller vers” lancée en début d’année. Retour d’expériences de la communauté de commune Chinon Vienne et Loire embarquée dans l’expérimentation.

Située à l’ouest du département de l’Indre-et-Loire à la confluence de trois régions, la communauté de communes Chinon, Vienne et Loire regroupe 19 communes et 24 500 habitants. “Notre territoire est à la fois rural et dynamique sur le plan économique”, résume Denis Fouché, maire de Cinais et vice-président de la communauté de communes. “Cela la rend attractive aux yeux des ménages. Résultat, ils sont plus de 1 500 en attente de logement“.

Ce contexte motive l’établissement public de coopération intercommunale (EPCI) à prendre des mesures sur les sujets liés à l’habitat et au cadre de vie. Le Plan Local d’Urbanisme Intercommunal et de l’Habitat (PLUiH) adopté en 2020 en témoigne. Il a pour objectif la production de 100 logements par an, dont une partie significative via la rénovation et la remise sur le marché de logements vacants.

Des moyens importants mis en œuvre

“Depuis 2017, nous nous sommes engagés dans plusieurs dispositifs programmés portés par l’Anah et l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) pour accélérer la concrétisation de cette ambition”, explique Anastasie Verneau, chargée de mission habitat à la communauté de communes. Actuellement, elle déploie une Opération Programmée d’Amélioration de l’Habitat (OPAH) à l’échelle de tout son territoire ainsi qu’une autre, complétée d’un volet Rénovation Urbaine (OPAH RU) centrée sur Chinon, dans le cadre du programme Action Cœur de Ville (ACV). “Pour atteindre plus facilement les objectifs de cette dernière, nous avons mobilisé des moyens importants en recrutant un chargé de mission dédié et en octroyant des aides complémentaires à celles de l’Anah et d’Action Logement”, détaille Denis Fouché. Avec 55 logements réhabilités et remis sur le marché locatif depuis 2021, l’EPCI se montre plutôt satisfait de la manière dont il est parvenu jusqu’ici à embarquer les propriétaires bailleurs dans la dynamique de l’OPAH RU.

Une des maisons en cours de réhabilitation à Chinon, rue Saint-Maurice, dans le cadre de l’Opération Programmée d’Amélioration de l’Habitation volet Rénovation Urbaine (OPAH RU) © Droits réservés.
 

Difficultés de repérage

“Mais il n’en va pas de même pour l’OPAH classique”, reconnait Anastasie Verneau. “Pour l’heure seuls 6 dossiers de travaux ont été validés, alors que nos 18 communes totalisent 1 055 logements locatifs. Et pour cause : les communes ont du mal à identifier les propriétaires bailleurs et encore plus à estimer l’état des biens”. Avec l’expérimentation Territoires Démonstrateurs : Aller vers, la situation pourrait changer. Parmi les outils proposés pour cette démarche, le choix de la collectivité s’est porté sur Zéro Logement Vacant (ZLV) pour le repérage des propriétaires à cibler et Bail Rénov, pour l’accompagnement vers les travaux. “Grâce à ZLV nous avons pu identifier 130 logements locatifs avec une étiquette F ou G”, précise Anastasie Verneau. Un courrier a ensuite été adressé à chacun des propriétaires pour leur rappeler la prochaine interdiction de louer les logements les plus énergivores et les convier à un atelier Bail Rénov animé par l’ADIL37 et Soliha. L’enjeu de ce rendez-vous organisé en mai : présenter l’OPAH classique, l’OPAH RU et l’ensemble des dispositifs d’aides et d’accompagnement à la rénovation thermique.

Premiers résultats prometteurs

“Cette rencontre a été un vrai succès : une vingtaine de propriétaires bailleurs y ont participé”, se félicite Denis Fouché. “Des contacts ont été noués avec Soliha et des premières visites de logements ont été organisées”. Parallèlement, plusieurs outils de communication et d’information ont été déployés : site internet, flyers, réunions publiques, visites de chantier dans le cadre de la semaine de l’architecture… “Grâce à l’ensemble de ces initiatives, nous espérons voir arriver plusieurs dossiers d’ici à la fin de l’année”. Satisfaite des retombées de l’expérimentation, la communauté de communes envisage déjà une nouvelle campagne de courriers et de communication l’an prochain.■

Dominique Fidel

Lutte contre les passoires thermiques : Les Mauges innovent pour mieux repérer et mobiliser les propriétaires bailleurs

Gel des loyers,diagnostic de performance énergétique (DPE), audit de performance énergétique en 2022, décret sur la décence énergétique en 2023, interdiction de mise en location pour les étiquettes G en 2025… Le filet se resserre autour des propriétaires de passoires thermiques qui mettent leur bien en location. Leur accompagnement vers les travaux est plus que jamais nécessaire. Mais pour les embarquer, encore faut-il les connaître. C’est là l’un des enjeux principaux de la démarche “Territoires Démonstrateurs : Aller vers” lancée en début d’année. Retour d’expérience de Mauges Communauté embarquée dans l’expérimentation.

Les Mauges souhaitent adapter leur offre résidentielle

Située au sud-ouest du Maine et Loire et forte de 121 000 habitants, Mauges Communauté est la seule communauté d’agglomération française uniquement composée de communes nouvelles, 6 au total, fruit d’une longue tradition de coopération territoriale entre les 64 communes d’origine. Ici, pas de métropole centrale, mais un ensemble de bourgs dont la plupart comptent 1 000 à 5 000 habitants. Cette typologie hors du commun n’est pas la seule spécificité de Mauges. “Nous sommes en plein cœur des “usines à la campagne”, avec un tissu dense d’entreprises qui ont su se réinventer après la crise des secteurs du textile et de la chaussure”, indique Richard Cesbron, vice-président de l’EPCI. “Par conséquent, l’emploi est particulièrement dynamique et le taux de chômage reste sous la barre des 5 %. Le principal challenge pour les entreprises des environs, c’est de recruter de nouveaux employés, et de les garder”.

Vers une reconfiguration du parc de logements

Cette attractivité impose à la collectivité d’adapter son offre résidentielle pour accueillir et “fixer” de nouveaux habitants. Pour l’heure, le mode d’habiter dominant des Mauges est la maison individuelle. 75 % des habitations du territoire sont occupées par leurs propriétaires, le reste se répartissant entre locatif privé (15 %) et logement social (10 %). “Mais cet équilibre est voué à évoluer car les ménages, ici comme ailleurs, ont de plus en plus de difficultés à accéder à la propriété. Beaucoup doivent passer par la phase location”, indique Pierre Foin, responsable Politiques de l’habitat de Mauges Communauté. “De forts enjeux portent donc sur la revitalisation des centres-bourgs dans l’optique d’augmenter le nombre de petits logements locatifs. Notre programme local de l’habitat (PLH) prévoit ainsi la production d’environ 4 000 logements, dont 400 issus de réhabilitations”. Au-delà du nombre de logements, la collectivité s’attache également à augmenter la qualité de l’habitat sur son territoire en investissant dans la rénovation thermique. Ce sujet figure d’ailleurs parmi les axes majeurs de son plan Climat-Air-Énergie et des deux opérations programmées de l’Anah – une OPAH et une OPAH-RU multisites – lancées en début d’année.

Un gisement de 1200 logements à remettre sur le marché

Quelle place pour les propriétaires bailleurs dans ce contexte ? “Jusqu’à présent nous menions peu d’actions ciblées les concernant, mais le bilan à mi-parcours du PLH nous a incité à mettre davantage l’accent sur ce public pour mieux conjuguer requalification énergétique et reprise des logements vacants, qui représentent environ 5 à 7 % du parc de l’agglomération”. C’est ici qu’intervient l’expérimentation Territoires Démonstrateurs : Aller vers. “Nous avons utilisé Zéro Logement Vacant pour mettre à jour un gisement de 1 200 logements vacants et/ou classés F et G, avec une forte concentration dans les centres-bourgs”, indique Pierre Foin. 


La Maison de l’Habitat de Mauges Communautés, rouage majeur de la dynamique de réhabilitation des logements du territoire (Crédit DR)


Une fois les logements filtrés, des courriers ont été adressés à 800 propriétaires pour les alerter sur la situation de leur logement, évoquer les aides dont ils peuvent bénéficier pour leurs travaux et les orienter vers la Maison de l’habitat de l’intercommunalité pour de plus amples informations. “Cette première campagne a connu un taux de réponse provisoire de 15 %, élevé pour ce genre d’initiatives. Plusieurs rendez-vous ont d’ores et déjà été pris avec la Maison de l’habitat dans la perspective de futurs chantiers de rénovation thermique… C’est un résultat encourageant !”■

Dominique Fidel

Les bailleurs sociaux face aux passoires thermiques

L’étude de l’ANCOLS publiée en février 2024 met en lumière les difficultés rencontrées par les organismes de logement social pour éradiquer les passoires thermiques. Si le rythme de réhabilitation augmente, des limites persistent pour accélérer la mise aux normes.

Au 1er janvier 2025, la location des passoires énergétiques classées G doit être interdite. Même sort en 2028 pour les F et 2034 pour les E. Le 1er octobre, lors de sa déclaration de politique générale, Michel Barnier a évoqué une adaptation de ce calendrier issu de la loi Climat et résilience (2021) et un DPE simplifié. Des mesures qui “vont freiner les politiques de rénovation énergétique des bâtiments” selon Réseau Action Climat. Côté bailleurs sociaux, ce report octroierait un délai supplémentaire pour rénover. Fin 2023, l’ANCOLS recensait 300 000 passoires thermiques sur les 5 millions de logements du parc locatif social. Contraints par les échéances réglementaires, le monde HLM est en ordre de marche pour traiter les plus énergivores. Les bailleurs sociaux adaptent leurs stratégies patrimoniales mais rencontrent des obstacles pour massifier les rénovations.

Incertitude sur l’état du parc

Première embûche soulevée : la difficulté à identifier les logements ayant les moins bonnes étiquettes, liée à la mise en œuvre de l’exécution du DPE. “Pour définir une stratégie patrimoniale à 10 ou 30 ans, nous avons besoin d’une connaissance sûre et fiable de l’état du parc”, formule Alban Charrier, directeur adjoint de la Maîtrise d’Ouvrage et des Politiques patrimoniales de l’Union sociale pour l’habitat (USH). Depuis le 1er juillet 2021, le DPE tient compte à parts égales des émissions de gaz à effet de serre et de la consommation d’énergie du logement. Les bailleurs rencontrent des difficultés à renouveler massivement leurs DPE dans des délais raisonnables. L’USH souligne la pénurie de diagnostiqueurs, l’hétérogénéité en termes de qualité de réalisation, et pointe un manque de fiabilité initiale de l’outil.

Autre difficulté : la mise à jour des DPE pour les moins de 40 mètres carrés. Pour les multi-propriétaires, la capacité d’édition des attestations depuis l’observatoire Ademe n’est effective que depuis le 1er octobre. En sus, le parc social est composé à 85 % de bâtiments collectifs, ce qui complique les opérations de programmation. “Faut-il éradiquer par logement ou réaliser une intervention globale sur l’ensemble du bâtiment ?”.

Difficulté de planification

“L’étude décrit la problématique centrale du financement, tant dans son volume que dans sa pérennisation, et dans la stabilité des critères d’éligibilité ”. En 2023, l’ancien ministre du Logement, Pascal Vergriete, s’était engagé sur un plan de financement de 1,2 milliard pour accompagner et massifier la rénovation du parc social sur 3 ans (2024-2026). Un fonds gelé après l’annonce de la dissolution par Emmanuel Macron. “Nous partageons la nécessité d’intervenir lourdement sur notre parc social le plus vite possible, mais l’absence de visibilité complique l’élaboration de stratégie”, déplore Alban Charrier.

Pour tenir les objectifs prévus par la loi Climat et Résilience, et ceux de la Stratégie Nationale Bas-Carbone 2050 (niveau BBC rénovation), l’USH a chiffré une trajectoire d’investissements nécessaires de 300 milliards. Selon lui, augmenter le rythme et l’ambition est inéluctable : “Si l’on veut éradiquer les E, F et G d’ici à 2034, il faudrait passer à 125 000 réhabilitations par an, contre 91 000 en moyenne sur la période 2018-2023”.

Inflation, pénurie des matériaux et équipements, hausse des taux d’emprunts… Le secteur du bâtiment est sous tension. Depuis 2020, le coût de la réhabilitation a quasiment doublé (60 000 euros par logement). Les bailleurs s’interrogent aussi sur la capacité de la filière du bâtiment à faire. L’USH évoque la nécessité de renforcer les spécialisations sur la réhabilitation en milieu occupé. “Nous avons besoin de nouvelles compétences et solutions. Pour les pompes à chaleur collectives, le sujet n’est pas complètement mature. C’est un élément limitant”.

Adaptation des stratégies patrimoniales

Si les bailleurs sociaux estiment avoir les capacités, sous réserve d’un accompagnement financier, pour éradiquer les passoires F et G, ils avancent que la rénovation énergétique pourrait se faire aux dépens de la construction neuve. L’adaptation au vieillissement, à l’accessibilité et au confort climatique du parc complique aussi la mise en œuvre d’une stratégie. Pour faciliter l’identification des immeubles à rénover en priorité, la Banque des Territoires a lancé PrioRéno Logement Social, un outil data gratuit qui met à disposition des bailleurs un diagnostic de premier niveau.

“Il faudra une mixité des solutions techniques et des vecteurs énergétiques. La mutualisation entre bailleurs et acteurs de terrain peut être un élément de réponse”, poursuit Alban Charrier. Groupes de bailleurs et associations régionales identifient des patrimoines aux caractéristiques techniques et besoins d’habitation proches, et réalisent des commandes groupées. “Ces groupements travaillent avec des entreprises et industriels locaux pour définir des modes de faire qui vont permettre de standardiser les interventions et d’accélérer la massification”. L’Association régionale des organismes HLM de Bretagne a adopté cette stratégie globale.

Autre impératif pour atteindre l’objectif de décarbonation à l’horizon 2050 : le parc social doit travailler sur le mix énergétique. “Il faut doubler la part de raccordement au chauffage urbain et celle d’électricité. Cela se traduira par la division par trois de la part de gaz, avec en plus, la substitution par du biogaz”.
Enfin, l’USH plaide pour une meilleure prise en compte des énergies décarbonnées et de la production locale d’énergie dans le DPE. “Le parc social a besoin de stabilité, d’un renforcement significatif des aides, et que l’ensemble des acteurs de la filière tiennent leurs objectifs respectifs”, récapitule Alban Charrier.■

Aude Borel

“Préserver les tourbières est une urgence absolue”

Le changement climatique s’accélère et vient bouleverser les habitudes et les représentations. Longtemps préservé du manque d’eau, le massif du Jura l’a brutalement subi avec un assec du Doubs en 2018 et la livraison d’eau potable par camions dans de nombreuses communes. Une réalité qui rend d’autant plus précieux les milieux humides et en particulier les tourbières, véritables éponges et indispensables alliées de l’adaptation au changement climatique en montagne. Daniel Gilbert, écologue et directeur de la Zone atelier CNRS de l’Arc jurassien, qui était récemment le grand témoin du séminaire organisé par le CEREMA à Nanchez sur la transition écologique des territoires de montagne, nous précise ici l’enjeu majeur de la préservation et de la restauration des tourbières.

Vous êtes un spécialiste des zones humides et en particulier des tourbières. Pouvez-vous nous rappeler la nature de ces milieux ?

Il y a trois mots clés pour caractériser une tourbière : le carbone, l’eau et la biodiversité.
L’eau d’abord, car il s’agit d’un milieu humide. Sa particularité est que les plantes, qui produisent de la matière organique par la photosynthèse – feuilles, tiges, racines – ne s’y dégradent pas en totalité. Dans un écosystème classique, le carbone retourne à l’atmosphère par l’activité microbienne au bout de quelques mois ou années. La présence de l’eau dans une tourbière – environ 60 à 80 % – limite le transfert d’oxygène et préserve de la décomposition environ un dixième des déchets végétaux. La conséquence est simple à comprendre : cette matière organique non dégradée, la tourbe, s’accumule et le sol monte de quelques millimètres par an. Un sol qui comporte une hyper concentration en carbone.

D’où l’importance des tourbières au regard des enjeux climatiques…

Tout à fait. Les tourbières constituent un gigantesque stock de carbone (500 Gt), comparable à celui présent dans l’atmosphère (720 Gt). Si elles ne constituent que 3 % des sols émergés sur notre planète, elles concentrent 30 % du carbone contenu dans les sols.
Mais le rôle de stockage du carbone n’est qu’un service parmi tous ceux que les tourbières rendent. Elles sont aussi une assurance-vie en période de sécheresse car elles peuvent stocker et restituer l’eau. Et elles peuvent absorber des excès d’eau et participer à la régulation des inondations. Enfin les tourbières sont des refuges pour des espèces qui leur sont inféodées et qu’on ne trouve pas ailleurs. Pour aller plus loin, je vous invite à consulter le livret réalisé par une doctorante, Lise Pinault, sur les tourbières et lacs du massif jurassien, très complet et très pédagogique. Un travail national d’évaluation [EFESE, évaluation française des écosystèmes et des services écosystémiques] avait estimé la valeur a minima d’un hectare de tourbières au regard de tous ces services, à 150 000 €.

Extrait du livret pédagogique sur le socio-écosystème des lacs et tourbières, documentation de la Zone atelier Arc jurassien. Consultable en ligne ici.


Ces travaux ont-ils permis de mieux protéger les tourbières françaises ?

Malheureusement non, puisque personne ne paie aujourd’hui le prix de leur dégradation. D’autant qu’elles ne sont plus seulement affectées par l’activité humaine, mais aussi directement par le changement climatique. On constate une diminution des pluies et surtout une augmentation des températures moyennes qui amplifie l’évapotranspiration. Certaines tourbières, alors même qu’elles ne sont pas drainées pour l’agriculture ou l’urbanisation, atteignent leur plus bas historique [i.e. la nappe phréatique qui les alimente est à son plus faible niveau, ndlr]. La tourbe se retrouve ainsi hors d’eau, l’activité microbienne repart et un relargage du carbone stocké commence. Il suffit de quelques années pour que le carbone piégé sur plusieurs millénaires rejoigne l’atmosphère et vienne renforcer le réchauffement climatique…

Comment enrayer ce cercle infernal ?

Il faut agir pour protéger et restaurer les tourbières. De ce point de vue, le Jura est un champion français. Avec 3 programmes Life successifs, le département a déjà restauré près d’une centaine de tourbières. Le dernier né, lancé en 2023, prévoit d’en restaurer une soixantaine de plus d’ici 2029. Cela passe le plus souvent par la recréation d’anciens lits de ruisseaux, comme pour la tourbière du bief de Nanchez1.

Prises de vue dans la réserve naturelle régionale des tourbières du Bief de Nanchez dans le Jura. ©Florent Chappel


Je perçois de vraies prises de conscience aujourd’hui qui donnent un petit espoir. Dans le SCOT du Pays horloger, près de Morteau, l’urbanisme est même conditionné à la disponibilité de la ressource en eau. Et les élus viennent spontanément nous demander de restaurer leurs tourbières. Cela traduit un tournant dans les postures que je relie au choc de 2018 avec l’assec du Doubs. Un phénomène rare qui a profondément affecté les agriculteurs et les habitants. Et qui s’est reproduit deux fois depuis, alors qu’il avait été observé pour la dernière fois en 1906 !
Le discours sur l’importance des services rendus par les tourbières et donc de l’importance d’une bonne gestion de ces milieux pour les entretenir et pouvoir “remonter la cascade des services” (cf. illustration supra), commence à être entendu.
Je milite plus généralement pour une gestion collective des paysages hydriques – qui retiennent l’eau – au bénéfice de tous.

Pensez-vous que la réglementation en faveur des tourbières est suffisante ?

Le règlement européen sur la restauration de la nature adopté en juin 2024 était très ambitieux et fixait des objectifs inédits en matière de réhabilitation de tourbières dans sa version initiale : 30 % des tourbières à usage agricole devaient être restaurées d’ici 2030, 40 % d’ici 2040 et 50 % d’ici 2050. Le chiffre le plus important étant celui de 30 % pour 2030, puisque tout l’intérêt d’agir sur les tourbières est de le faire très tôt, avant un relargage trop conséquent du carbone qu’elles contiennent. Mais le texte final, sous la pression des lobbys a conditionné ces restaurations à l’accord des propriétaires et des agriculteurs concernés. Ce qui limite fortement son champ d’application…

Même déception avec la conditionnalité de la PAC : les critères qui permettent de délimiter les zones relevant de la BCAE22 conduisent à écarter à peu près les ¾ des tourbières françaises.

On se retrouve donc dans une situation d’urgence absolue à intervenir sur ces écosystèmes et tout semble fait pour que rien ne s’y passe. On se tire une balle dans le pied. Dans le Nord-Pas-de-Calais par exemple, la dégradation des tourbières a conduit aux inondations dramatiques récentes. Pourquoi ? Parce que le drainage des tourbières provoque leur tassement, jusqu’à parfois 1m de hauteur, dans des zones déjà situées en dessous du niveau la mer. Et les croyances et l’incompréhension des phénomènes en jeu conduisent les acteurs locaux à drainer davantage pour évacuer l’eau… C’est un suicide à l’état pur. La seule chose à faire serait de réhabiliter les tourbières et d’essayer de retenir l’eau en amont pour ne pas inonder les bas de plaines.

Quels leviers la recherche peut-elle activer ?

Le premier, c’est celui de la connaissance. Nous savons que l’essentiel des tourbières françaises, c’est la Normandie avec le Cotentin, la Brière, la Somme, le Nord-Pas-de-Calais, le Marais Poitevin – largement détruit aujourd’hui – ou encore les Landes. Elles sont pour beaucoup très abîmées par les activités humaines. Or nous n’avons aucune information précise pour caractériser ces milieux de tourbières, leur santé, leur volume… C’est pourquoi j’encadre aujourd’hui le travail de la doctorante Lise Pinault qui réalise un inventaire national des tourbières, avec l’objectif de le publier fin 2025. L’Allemagne, l’Irlande ou encore les pays scandinaves ont le leur depuis longtemps ! Nous allons essayer de rattraper notre retard.

L’inventaire fournira les contours des zones de tourbières, les profondeurs de tourbe quand on les connaît et la qualité de cette tourbe (i.e. sa densité et sa perte au feu qui permettent de quantifier le carbone stocké). Aujourd’hui, les acteurs de terrain n’ont pas ces notions à l’esprit. Même dans le PNR de Brière, qui est essentiellement constitué de tourbières, la question de la profondeur de la tourbe et donc du stock de carbone, n’était pas du tout posée il y a encore deux ans. L’inventaire aura donc le rôle de porter à la connaissance de l’État la localisation et la santé des tourbières françaises, donc leur stock et leurs émissions de carbone. Ce qui permettra de prioriser les interventions de restauration.

L’autre levier est celui de la façon même de conduire la recherche. Aujourd’hui, le discours scientifique ne passe plus si les citoyens ne sont pas associés au processus. Il ne suffit plus de communiquer des résultats, il faut impliquer dans la méthode même. Il faut faire avec et sur le terrain, dans une co-construction avec les acteurs pour que ça marche. C’est ce qu’avait déjà perçu la philosophe Simone Weil en 1934 dans ses Réflexions sur les causes de la liberté de l’oppression sociale : “La science est un monopole, non pas à cause d’une mauvaise organisation de l’instruction publique, mais par sa nature même : les profanes n’ont accès qu’aux résultats, non aux méthodes, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent que croire et non assimiler”.■

Propos recueillis par Florent Chappel

  1. Il s’agit de l’un des sites de visites de terrain du séminaire montagne des 18 et 19 septembre 2024 organisé par le CEREMA. [↩]
  2. Les bonnes conditions agricoles et environnementales (BCAE) sont des exigences à respecter pour l’attribution des aides de la PAC sur la programmation 2023-2027. Elles sont numérotées de 1 à 9 selon leur objet et la seconde – BCAE2 – porte sur la protection des zones humides et des tourbières. [↩]

Eau et changement climatique : état des lieux et perspectives

Quels vont être les impacts du changement climatique sur les bassins versant d’ici la fin du siècle ? Comment s’y adapter ? Un projet européen, LIFE Eau&Climat, et un projet national Explore2, s’efforcent de répondre à ces deux questions, en apportant aux acteurs des territoires les connaissances et les outils nécessaires pour revoir la gestion de l’eau au regard des contraintes hydrologiques actuelles et à venir.

 “La mission première de l’OiEau est d’aider les acteurs de l’eau à développer leurs compétences. En 2019, nous avons construit le projet de démonstration LIFE Eau&Climat, répondant un appel d’offre européen pour faire progresser ces acteurs locaux sur l’évaluation des effets du changement climatique, leur prise en compte dans leur planification et la mise en œuvre effective de mesures d’adaptation” indique Sonia Siauve, coordinatrice du projet pour l’OiEau. Un appel à manifestation d’intérêt a suscité l’adhésion au projet de 9 structures porteuses de schémas d’aménagement et de gestion des eaux (SAGE) : régions, EPTB, EPAGE, syndicats mixtes… réparties dans 4 des 6 grands bassins hydrographiques métropolitains.

“En passant par un appel à manifestation d’intérêt, nous nous assurions que l’adhésion au programme répondait bien à un besoin local” explique la coordinatrice. LIFE Eau&Climat a démarré le 1er septembre 2020, pour une durée de 4 ans, avec un budget de 3,7 millions d’euros dont 2 millions d’euros financés par le programme LIFE de la Commission Européenne, et un co-financement des Agences de l’eau (Loire-Bretagne, Adour-Garonne, Rhin-Meuse et Rhône-Méditerranée-Corse) et de l’ADEME. Il réunit 5 partenaires scientifiques : Actierra, Hydreos, INRAE, Météo-France et OiEau qui en assure la coordination.

Schéma des étapes de la démarche « Stratégie d’adaptation au changement climatique pour la gestion locale de l’eau ». Source : Life Eau & Climat, juin 2024.


Life Eau&Climat : des besoins aux outils

“Nous sommes partis des besoins exprimés : difficulté d’accès aux données, manque d’outils d’aide à la décision, de soutien scientifique, de moyens de mobilisation des acteurs, de partage des bonnes pratiques… pour proposer 5 grandes actions, qui ont toutes des déclinaisons locales spécifiques. Les enjeux ne sont pas partout les mêmes”, relève Sonia Siauve. Certaines des réponses apportées profitent néanmoins à tous.

Un outil d’aide à la décision développé par l’ADEME, la démarche Trajectoires d’Adaptation au Changement Climatique des Territoires (TAACT) a été adapté au monde de l’eau, pour, à partir d’un diagnostic des vulnérabilités, construire des stratégies d’adaptation qui répondent aux usages spécifiques et maintiennent une solidarité de l’amont vers l’aval. “Il s’agit d’un véritable kit, constitué d’un guide méthodologique et d’un outil en ligne, à l’intention des acteurs des SAGE et disponible sur gesteau.fr ” précise Sonia Siauve.

En matière de mobilisation des acteurs, une boite à outils et une valorisation des retours d’expériences, élaborées avec le concours d’une sociologue, ont également été mis en ligne sur www.pearltrees.com/lifeeauclimat. Un livre blanc interactif, à la manière des “ Livres dont vous êtes le héros ”, est également disponible en ligne pour transférer l’expertise des chercheurs aux gestionnaires de l’eau. Il prend la forme d’une quête avec deux missions à accomplir : retrouver l’évolution passée de la ressource en eau, et composer le futur de ces ressources… “Nous avons imaginé ce livre avec Jean-Philippe Vidal, hydro-climatologue et directeur de recherche à INRAE. Sa forme, très pédagogique, permet d’aborder facilement des notions très complexes, telles que les scenarios RCP du GIEC : les scénarios de référence de l’évolution du forçage radiatif… ”, souligne la coordinatrice du projet LIFE Eau&Climat.

Synthèse du guide méthodologique de construction d’une « Stratégie d’adaptation au changement climatique pour la gestion locale de l’eau » à l’échelle des sous-bassins versants, Life Eau & Climat, juin 2024.


Un appui scientifique

INRAE est très largement associé au projet, le nourrissant de son expertise scientifique, qui se concrétise par un accompagnement technique aux études “hydrologie, milieux, usages, climat” (HMUC) qui diagnostiquent l’équilibre des usages par rapport à la ressource. Enfin, INRAE porte, conjointement avec OiEau, le projet Explore2, financé par le Ministère de la transition écologique et l’Office français de la biodiversité, qui s’articule avec le projet LIFE Eau&Climat. “ Nous nous sommes largement appuyés sur la communauté d’utilisateurs mobilisés par l’OiEau dans le cadre du projet européen. Nos résultats, données et modèles, sont hébergés sur le portail DRIAS Eau, développé par Météo France pour LIFE Eau&Climat ” raconte Eric Sauquet, directeur de recherche en hydrologie à INRAE et coordinateur scientifique du projet Explore2 qui arrive à son terme en même temps que le projet européen.

Explore2 : penser les futurs de l’eau

Ce 28 juin 2024, dans les locaux du Ministère de la transition écologique, à la Défense, c’est ensemble que Sonia Siauve et Eric Sauquet présentent les résultats des deux projets, à l’occasion d’un séminaire de restitution commun intitulé « Des clés pour la gestion de l’eau de demain ».

Explore2 succède à Explore2070, un projet de recherche pionnier qui, de juin 2010 à octobre 2012, évaluait les impacts du changement climatique, à l’horizon 2070, sur l’eau, le littoral, la biodiversité et les usages. Il ne se contente pas d’en mettre à jour les données. “ Avec Explore2 nous avons resserré le champ : uniquement l’eau et le climat, mais élargi la perspective, avec une modélisation des dynamiques climatiques et hydrologiques, qui s’étend sur 120 ans, de 1976 à 2100, sur la France hexagonale. Nous avons repris les modélisations climatiques régionalisées du 5ème rapport du GIEC et les avons portées à une maille beaucoup plus fine, avec une résolution spatiale de 8 x 8 km et avec environ 4000 points de simulation en hydrologie de surface ”, détaille Eric Sauquet. Les modèles évaluent l’impact de scenarios d’émissions de gaz à effet de serre sur les eaux superficielles et souterraines par rapport à la période 1976-2005.

Une élévation moyenne de la température de +4°C à l’horizon 2100, une baisse des débits en période estivale, des pluies hivernales plus abondantes, davantage de sécheresses en été, des incertitudes sur la recharge des nappes souterraines ou les crues : les projections d’Explore2 dressent un tableau alarmant, contrasté selon les territoires, avec des différences notables entre le nord et le sud du pays. “ Nous posons les briques élémentaires sur l’eau et le climat afin d’éclairer la décision politique. Dans nos résultats, on illustre les futurs possibles à travers quatre narratifs, c’est-à-dire quatre climats contrastés en fin de siècle ” relève l’hydrologue. Le volet scientifique d’Explore2 s’appuie sur l’expertise d’une quarantaine de chercheurs d’organismes partenaires : BRGM, CNRS, EDF, ENS, INRAE, IRD, Météo-France. Les recherches se poursuivent pour évaluer les impacts du climat sur la qualité de l’eau et sa température : “ A terme, l’ambition est de pouvoir représenter les interactions entre l’homme et l’hydrologie ”.

Quelques points chauds régionaux, pour le climat (en orange) et l’hydrologie (en bleu) à la fin du siècle, pour un scénario de fortes émissions de GES (scénario le plus émetteur du GIEC, RCP8.5). L’absence d’indication sur les autres régions ne signifie pas l’absence de changement : les secteurs en pointillés sont les zones particulièrement sensibles au changement climatique. Source : Explore2 – Messages et enseignements du projet Explore2.


Le volet scientifique est adossé à un volet d’accompagnement des acteurs que coordonne l’OiEau, tant le lien est fort avec le projet LIFE Eau&Climat. “ Les porteurs de SAGE qui se sont mobilisés dans le projet européen sont les principaux utilisateurs des projections hydro-climatiques d’Explore2 ”, explique Sonia Siauve. Pour faciliter cette utilisation, des comités d’utilisateurs ont été constitués dès le début du projet et des outils ont été élaborés pour les aider à s’approprier les résultats. Des fiches de synthèse sont regroupées sur www.drias-eau.fr et un MOOC propose gratuitement une quinzaine de modules de formation en ligne. Les rapports techniques et support SIG sont regroupés dans un entrepôt de data.gouv.fr. Plus insolite : les chroniques des variations des débits de quelques cours d’eau ont été mises en musique. Un autre portail, MEANDRE, développé avec le soutien de LIFE Eau&Climat, offre une visualisation interactive des résultats d’Explore2.

Autre exemple de la complémentarité des deux programmes : l’EPTB de la Vienne, qui, dans le cadre de LIFE Eau&Climat, a mené une étude prospective sur son bassin à partir des modèles hydrologiques d’Explore2, en a tiré un Guide d’adaptation au changement climatique à l’intention des collectivités locales.

Croiser enjeux et usages

Bien qu’ambitieux, les deux projets ont leurs limites : “ Ni l’un ni l’autre n’a vocation à trancher sur les usages. Les deux projets fournissent des outils et apportent des résultats robustes, essentiellement quantitatifs, pour éclairer la décision et engager les discussions nécessaires ” précise Sonia Siauve. Des discussions qui semblent indispensables, comme le laisse entendre une note d’analyse de France Stratégie d’avril 2024 sur les Prélèvements et consommations d’eau. Alors que la quantité d’eau disponible en France a diminué de 14% ces quinze dernières années, le poids des prélèvements et des consommations exerce une pression croissante sur la ressource. Comment concilier l’ensemble des usages socio-économiques ?

Plus de 60% de la consommation de l’eau en France métropolitaine (et en Corse) est le fait de l’agriculture, où l’eau prélevée pour l’irrigation ne retourne pas directement au milieu, puisqu’elle est stockée dans les plantes ou évapotranspirée. En outre le besoin en irrigation apparaît en période estivale, lorsque la tension sur la ressource est la plus forte. Les analystes de France Stratégie invitent donc à mieux prendre en compte la question de l’eau dans l’élaboration des différentes politiques publiques et leur territorialisation, évoquant par exemple les politiques de décarbonation et de réindustrialisation. Du fait du changement climatique, un même cours d’eau pourra-t-il demain à la fois rafraichir une centrale de production d’électricité, irriguer des cultures agricoles, abriter une biodiversité aquatique, alimenter en eau potable ses riverains ? La question reste entière.■

Guillaume Tixier

“Les SfN offrent la possibilité de recréer un littoral désirable demain et pour tous” 

Réputées peu coûteuses et faciles à mettre en œuvre, les solutions fondées sur la nature (SfN)1 sont mises en avant pour lutter contre les effets du changement climatique. Mais rares sont les travaux qui font la démonstration de leur pertinence globale, écologique, technique, financière… Pour la seconde fois, elles font l’objet d’un appel à projets (cf. encadré) porté par le ministère de la Transition écologique et de la cohésion des territoires (MTECT), pour la gestion des risques littoraux. Avec cette nouvelle édition, le ministère veut s’attaquer aux incertitudes qui pèsent encore sur l’efficacité de telles solutions, ici pour lutter contre l’érosion côtière. Et il souhaite s’inspirer du projet de recherche ADAPTOM –qui évalue la mise en œuvre de SfN dans les territoires insulaires tropicaux habités d’outre-mer – pour élaborer une méthodologie d’évaluation des SfN sur le littoral métropolitain. Virginie Duvat, professeure de géographie à La Rochelle Université, chercheuse au laboratoire LIENSs et coordinatrice du projet ADAPTOM, en livre pour Diagonal les principaux enseignements.   

Restaurer les formations végétales indigènes du littoral dans les zones aménagées, Club Med des Boucaniers, Martinique © Julien Masinsky


Quels types de SfN avez-vous étudiés dans le cadre d’ADAPTOM ? 

Les projets que j’ai étudiés dans les territoires d’outre-mer tropicaux insulaires concernent surtout la restauration d’écosystèmes, principalement de mangroves et de végétation indigène du littoral. Il s’agit donc de SfN “classiques”.
Cela étant dit, nous avons aussi, bien sûr, pu identifier des opérations hybrides. Elles impliquent notamment du rechargement sédimentaire de plage, associé à du dragage de port (Saint-Gilles, La Réunion), ou à l’implantation d’un brise-lame sous-marin pour éviter les fuites sédimentaires responsables de l’érosion d’une plage (Ile de Moorea, Polynésie Française).  

Élevage de coraux et de micro-fragments de corail à Moorea pour restaurer des récifs dégradés
© Virginie Duvat

Pour en savoir plus :  
Capsule vidéo du projet Réciprocité de restauration de la mangrove en Martinique 
Capsule vidéo du projet CARIB-COAST de revégétalisation des plages en Guadeloupe 

Il existe donc des SfN “pures” et des SfN “hybrides” ? 

Je ne pense pas qu’il faille ainsi catégoriser les SfN. Il me semble plus intéressant de les penser sous forme de gradient. Au sein même des SfN, il y a toute une gamme d’actions allant de la protection des écosystèmes existants à la création de toute pièce d’un nouvel écosystème. Plus on accroît le degré d’intervention anthropique, plus les solutions sont hybrides. Et l’hybridation se développe pour optimiser l’efficacité des actions. 

Avez-vous réussi à mesurer l’efficacité des SfN en outre-mer ? 

Souvent, lorsqu’on cherche à déterminer l’efficacité d’une SfN, par exemple dans le cas de la restauration d’une mangrove, on évalue le taux de survie et le taux de croissance des plants… C’est un premier pas, mais ces éléments ne nous disent pas si la SfN est efficace pour réduire l’érosion côtière.  

Restauration de mangrove, Estuaire de La Coulée, Nouvelle-Calédonie
© Virginie Duvat

Aujourd’hui, et y compris sur les projets de SfN ayant le plus fort potentiel de réduction du risque d’érosion côtière, cette capacité de réduction du risque n’est justement pas ou pas bien évaluée. Cela s’explique peut-être par la prédominance des acteurs provenant du champ de l’écologie dans le portage des SfN, et par le manque d’implication de géomorphologues pouvant apporter un appui sur la détermination des indicateurs d’efficacité technique. Des progrès qui vont dans ce sens s’observent aux Antilles, où le BRGM apporte son appui à l’Office national des forêts pour mesurer la captation de sédiments sur des sites ayant fait l’objet de restauration végétale.  

Du 30 avril au 30 septembre 2024 : Un appel à projets pour une meilleure évaluation des SfN
Avec l’appel à projets “Des solutions fondées sur la nature pour adapter les territoires côtiers à l’érosion”, le ministère en charge de la transition écologique prévoit l’élaboration d’une méthode pour évaluer les projets de SfN. Il s’agit de dépasser le simple suivi technique et scientifique des projets, comme ce fut le cas pour la précédente édition (2019-2023) intitulée “Des solutions fondées sur la nature pour des territoires littoraux résilients”. Prévue pour être construite avec l’ensemble des porteurs de projets et l’appui d’une autorité scientifique, cette démarche s’apparente à celle menée par Virginie Duvat dans le cadre du projet ADAPTOM.
Pour en savoir plus sur l’appel à projets “Des solutions fondées sur la nature pour adapter les territoires côtiers à l’érosion” : Lire 3 questions à Simon Vidal, responsable du bureau de la gestion des espaces maritimes et littoraux au MTECT

Quels éléments avez-vous pu évaluer ? 

Lorsqu’on cherche des solutions à l’érosion côtière, le réflexe est trop souvent de se concentrer sur l’efficacité technique à réduire le risque. Mais aujourd’hui, la bonne conception technique ne suffit pas à garantir la réussite d’un projet de SfN.
Pour qu’une solution puisse être mise en œuvre avec succès et donner des résultats probants, il est important d’intégrer d’autres aspects (cf. encadré), comme les conditions favorisantes à son déploiement et à son succès, qui dépendent de divers paramètres. L’un d’eux est le contexte territorial.  
La gouvernance est aussi très importante. Elle peut être source d’échec lorsque les porteurs de projets de SfN, faute de légitimité, ne parviennent pas à embarquer avec eux l’ensemble des parties prenantes concernées.
L’acceptabilité sociale compte aussi, et j’ai pu constater des cas de vandalisme ou de vol de matériaux nuisant à la mise en œuvre de SfN. 
C’est avec une grille d’analyse aussi large que celle-là qu’on peut mesurer le potentiel adaptatif d’un projet de SfN, ce qui suppose une approche interdisciplinaire multicritères. Il est important de s’interroger sur ce qui va permettre de soutenir la mise en œuvre et le succès de la SfN, sans se cantonner à son efficacité technique. 

Indicateurs d’évaluation des SfN dans le projet ADAPTOM 

Cette évaluation vous a-t-elle permis de confirmer ou d’infirmer certaines idées reçues sur les SfN ? 

On dit souvent que les SfN sont peu coûteuses. Dans les îles tropicales, on estime qu’elles sont 2 à 5 fois moins chères que l’ingénierie côtière. Mais ce calcul concerne uniquement la phase de mise en œuvre ! Les SfN requièrent, en amont, des études qui ne sont en général pas prises en compte dans les calculs de coût.

Revégétalisation littorale par l’association Bwara, Poé, Nouvelle-Calédonie © Virginie Duvat

En aval, elles demandent de mobiliser du personnel pour la maintenance. Quand elles impliquent une opération technique (comme du rechargement en sable), il faut en général la réitérer tous les 3 à 5 ans. Ces différents coûts sont le plus souvent oubliés ou sous-estimés, ce qui nuit à l’opérationnalisation financière de certains projets de SfN.

Enfin, on considère que les SfN sont nécessairement des “solutions sans regrets” car à bénéfices multiples : elles permettent d’accroître les ressources (notamment pour la pêche lorsqu’on restaure la mangrove), elles peuvent servir les intérêts de l’industrie touristique et le bien-être des habitants (par exemple, en cas de rechargement sédimentaire d’une plage).

La plage rechargée en sable de Tahiamanu, sur l’île de Moorea, en Polynésie française, dans le cadre du projet RESCCUE © Virginie Duvat

Mais dans les cas d’échec, les SfN sont justement “à regrets”. À Mayotte comme à Wallis et Futuna, il existe des exemples malheureux. Le manque de connaissances, le défaut de légitimité ou de capacité du porteur de projet, ou le refus de la SfN par la population, ont condamné la mise en œuvre de la SfN ou ses résultats. Dans de tels cas, il existe un risque de démotivation de la population et une perte de crédibilité du porteur.
Tous les acteurs ne peuvent pas se lancer sans l’accompagnement nécessaire dans la mise en œuvre de SfN. 

Face à ces incertitudes persistantes, comment favoriser le passage aux SfN ? 

Il est toujours difficile de changer les pratiques. Tous les acteurs sont impliqués dans des dépendances au sentier2. Par exemple, parce que l’on sait faire de l’ingénierie technique, on se tourne naturellement vers elle.
Or, on sait aujourd’hui que cette manière de procéder est maladaptative : elle génère une augmentation du risque sur le long terme. S’adapter aux pressions climatiques, ce n’est pas résister, c’est prendre acte de ces pressions et repenser la manière dont on aménage et dont on vit nos territoires. Il faut voir cette bifurcation comme un défi à relever dès maintenant !  

Si on se demande quel est le littoral que l’on désire pour demain, la réponse ne sera pas celle d’un littoral fixé par des digues et ainsi rendu inaccessible. Il s’agira d’un littoral à forte valeur paysagère, où l’on peut se rendre librement pour pratiquer différentes activités… Les SfN offrent cette opportunité de recréer un littoral désirable demain et pour tous.

En revanche, les SfN ne sont pas possibles partout. Pour prendre un exemple, j’habite à la Rochelle. Sur une partie du linéaire côtier, le bâti est dense et il a quasiment les pieds dans l’eau. Déployer une SfN demande de la place, de reconstituer une zone tampon en avant du bâti. Dans certains cas, la configuration des sites ne le permet pas. 

La méthode d’évaluation ADAPTOM 
Le projet ADAPTOM, co-financé par la Fondation de France, répond à l’appel à projet 2022-2024 sur “les futurs du monde littoral et de la mer”. Il vise à évaluer le potentiel des SfN pour réduire les risques côtiers et favoriser l’adaptation au changement climatique dans les territoires d’outre-mer insulaires français. Une grande partie du projet a consisté en la construction d’une grille d’évaluation des SfN à partir de deux démarches complémentaires : l’analyse de l’existant dont le standard mondial de l’UICN et l’analyse des besoins des acteurs des Outre-mer. La méthode d’évaluation ADAPTOM comporte 8 grands critères (contexte, gouvernance, financement, acceptabilité sociale, efficacité, suivi, externalités, contribution plus large à l’adaptation du territoire) recouvrant 30 indicateurs. 
À ce jour, elle a été appliquée à 26 projets de SfN côtières, dont 10 dans la Caraïbe (7 en Guadeloupe et 3 en Martinique), 11 dans le Pacifique (6 en Polynésie française et 5 en Nouvelle-Calédonie) et 5 à La Réunion.  Aujourd’hui, cette méthode, dont la pertinence a été éprouvée face à la rugosité du terrain, va être appliquée aux îles du sud-ouest de l’océan Indien dans le cadre du projet ADAPTNAT soutenu par l’Agence française de développement. Parce que cette méthode est générique, elle pourrait tout à fait être appliquée aux littoraux de la France hexagonale. 

Comment déterminer le bon équilibre entre SfN et solutions techniques lourdes ?  

L’articulation entre SfN et ingénierie côtière est d’abord à penser dans l’espace. On peut recréer des espaces naturels autour des digues par exemple. C’est le cas à Fidji dans le Pacifique, où le gouvernement privilégie aujourd’hui une nouvelle mesure, le nature based seawall  – une solution hybride entre ingénierie et SfN. Ce type d’initiative permet de mieux intégrer les ouvrages au paysage, et d’éviter de trop artificialiser le tout en assurant une protection efficace dans des secteurs les plus exposés au risque.

Gestion souple du trait de côte, Plage des Salines, le Gosier en Guadeloupe par maintien des feuilles de sargasses pour contenir l’érosion© Virginie Duvat

Cette articulation est ensuite à penser dans le temps. À partir de 2040-2050, il va falloir reculer sur un certain nombre de côtes. Ce recul offrira une seconde chance aux SfN, à travers la possibilité de mettre en place des SfN “de deuxième génération”. Il faudra démolir et requalifier les espaces libérés des constructions. Cela va permettre de conduire des SfN ambitieuses y compris dans des zones actuellement urbanisées dans lesquelles elles sont inenvisageables aujourd’hui.  

Construire des trajectoires d’adaptation du littoral au changement climatique nécessite donc de penser en termes de combinaisons de solutions, en intégrant l’espace et le temps. En gardant à l’esprit qu’il faudra faire évoluer les solutions au gré de l’augmentation des pressions climatiques.■  

Propos recueillis par Naïla Tensi

  1. L’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN) définit les SfN comme l’ensemble des actions qui visent à protéger, gérer plus durablement, restaurer, ou recréer des écosystèmes pour adresser un défi sociétal, tout en apportant des bénéfices à la biodiversité et au bien être humain. [↩]
  2. La dépendance au sentier est un concept d’économie et de sciences politiques selon lequel une fois un “sentier” d’action emprunté (ici le recours à l’ingénierie technique), il génère des dynamiques auto-renforçantes desquelles il est difficile de s’extraire. [↩]

“Le sujet de l’eau souffre encore d’une position trop marginale de la part des acteurs du territoire”

En France, les épisodes récents de sécheresse ont placé la question du partage et des usages de l’eau sur le devant de la scène. En suscitant parfois des tensions. Comment penser un meilleur partage de la ressource en eau ? Comment mener une bonne gouvernance de la ressource et de son stockage ? Éclairage avec Thierry Burlot, président du comité de bassin Loire-Bretagne.

Thierry Burlot, président du comité de bassin Loire-Bretagne. Crédits : Droits réservés.


S’agissant de la ressource en eau, la qualité a longtemps été considérée comme un enjeu prioritaire. Cette vision est-elle encore d’actualité ?

En Métropole, on entend plus souvent parler des risques liés à la qualité qu’à la quantité d’eau. Pourtant, les deux sujets sont intimement liés. Le bon état des masses d’eau en Bretagne est dépendant de la pluviométrie et des débits fluviaux. Plus il y a d’eau dans un fleuve, plus il a de capacité épuratoire. Dans le Finistère, où il pleut deux fois plus qu’à Rennes, 70 % des masses d’eau sont conformes, contre 2 % à Rennes. En devenant un facteur limitant, l’eau est devenue un vrai sujet de tension. Car tout le monde a besoin d’eau : pas seulement pour boire, mais aussi pour construire, produire de l’énergie, pour la production agricole, pour préserver la biodiversité… Au pied du Massif central, dans la plaine de Limagne, zone humide devenue zone d’agriculture intensive, on annonce d’ici 2050 une réduction de 30 % de la quantité d’eau ! Chacun se retrouve à vouloir faire de la ressource en eau une chasse gardée, au détriment du cycle normal de l’eau.

Comment expliquer cette absence de concertation dans le partage de l’eau ?

Les instances imaginées par la loi du 16 décembre 1964 pour la gouvernance de l’eau reposent sur la bonne volonté des acteurs. Le périmètre hydrographique n’a presqu’aucune légitimité dans le paysage administratif français. À le comparer aux périmètres régional et départemental ou aux collectivités territoriales, son rôle exécutif est très faible. Or, les périmètres hydrographiques traversent précisément ces périmètres politiques.

Le bassin Loire-Bretagne, hydrographie et limites administratives en 2017
© Agence de l’eau Loire-Bretagne

À côté de ça, le monde de l’eau est devenu très technocratique. Si je vous parle de SAGE, de SDAGE, d’études HMUC, de PTGE, vous vous sentirez vite perdus. Nous en avons fait l’expérience sur le bassin de Loire-Bretagne, lorsque nous avons soumis notre SDAGE à relecture auprès de l’autorité environnementale. Celle-ci a reconnu la grande qualité du document, mais a nuancé : “Ce document ne parle pas au SRADDET (ndlr : Schéma régional d’aménagement et de développement durable et d’égalité des territoires)”. En France, les experts établissent de grands documents de planification, en cohérence avec la Directive-cadre européenne sur l’eau, mais leur complexité les rend inaudibles. Or, comment voulez-vous mettre un sujet sur la table si personne ne le comprend ?

Par conséquent, le sujet de l’eau souffre encore d’une position marginale de la part des acteurs du territoire : il est réduit à une question environnementale, qui est loin d’être un sujet sans importance, mais qui est perçu comme un problème extérieur aux enjeux d’aménagement et de développement économique des territoires. Or, l’eau est un problème global : sans eau, pas d’agriculture, pas de développement, pas d’énergie, pas de tourisme… Sans eau, pas de territoire !

La loi du 16 décembre 1964 a acté une gestion cohérente de l’eau à l’échelle du bassin hydrographique, depuis l’amont du fleuve jusqu’à l’aval. Depuis, les comités de bassin réunissent les différents acteurs (agriculteurs, associations, élus, services de l’État) pour mener une politique de l’eau concertée. Pour réaliser les schémas directeurs de gestion de l’eau, les comités s’appuient sur le soutien financier des agences de l’eau.

Comment asseoir une meilleure gouvernance ?

Il faudrait d’abord légitimer les structures hydrographiques, intégrer leurs discours dans les instances où l’on réfléchit aux grandes questions d’urbanisme et d’économie. Un SAGE doit pouvoir parler aux SCoT et aux PLUi. Je défends l’idée de contrats de gouvernance de l’eau, qui engageraient les EPCI, les départements, la région sur une même feuille de route, et dont l’application relèverait d’une obligation.

Composition du comité de bassin Loire-Bretagne à compter de janvier 2021 © Agence de l’eau Loire-Bretagne

Ensuite, à l’échelle des bassins hydrographiques, nous nous devons de penser les solidarités amont-aval et ville-campagne. Par exemple, pour éviter les dégâts liés aux inondations en aval d’un fleuve, la meilleure solution est de concentrer les efforts sur l’amont, même si les effets directs ne s’en font pas ressentir. Ce qui implique de considérer la ressource en eau comme un bien commun, dont la préservation doit être valorisée.

Comment valoriser cette préservation ?

Je plaide pour une transition fiscale. De nos jours, la fiscalité française encourage plutôt les mauvaises pratiques. Plus vous urbanisez, plus vous imperméabilisez, plus votre terrain prend de la valeur, plus la commune s’enrichit. À l’inverse, la préservation d’une zone humide ou de bocages, qui permet de stocker l’eau en maintenant une cohérence hydrographique, ne s’accompagne d’aucune compensation. Il faut aider ceux qui protègent le bien commun, redonner de la fierté à la préservation des ressources en eau. Cela ne relève pas d’une simple récession : l’enjeu concerne l’ensemble des acteurs !

Les marais de Mazerolles en Loire-Atlantique constituent une immense tourbière de plus de mille hectares © J.F. Mignot Agence de l’eau Loire-Bretagne


Le stockage de l’eau par les zones humides est donc la solution à privilégier… 

Il est certain que le meilleur stockage de l’eau est le stockage par les sols : préservation des zones humides, des bocages, des aquifères souterrains permettent de mieux respecter le cycle de l’eau. Simplement, la réponse à apporter varie en fonction du lieu. Dans le massif armoricain ou le massif central, où les roches anciennes sont peu perméables, il y a peu d’eau souterraine. La retenue collinaire s’offre comme solution la plus cohérente. Dans les bassins calcaires, comme le bassin parisien, les stockages du type bassine peuvent être imaginés. Le système de bassine n’est pas un gros mot, mais il doit être adopté à condition seulement d’une maîtrise publique de l’eau.

Est-ce une condition suffisante pour éviter une nouvelle Sainte-Soline ?

Suite à cette affaire tragique, une motion a été votée à l’unanimité par le comité de bassin. Elle a mis en lumière le manque de maîtrise d’ouvrage et l’absence des élus locaux. Pour que la bassine soit une solution de stockage viable, il faut penser une gestion transparente, un partage équitable des prélèvements publics et privés en vue d’un multi-usage. Si le stockage ne sert qu’au développement d’une agriculture d’exportation de plus en plus gourmande en eau et en pesticides, il est certain que ce type de tensions refera surface. Atténuation et adaptation doivent être les deux piliers de l’action publique.
Par conséquent, toute solution de stockage doit s’accompagner d’une vraie transition agroécologique, des mesures fondées sur la nature doivent compenser.
Par exemple, les périmètres de protection de captage pour l’eau potable doivent être mieux protégés contre l’usage des pesticides. Il faut donc que le territoire, comité de bassin à l’appui, gouverne l’ensemble d’un projet de stockage et ses effets politiques. Derrière la gouvernance de l’eau, on ne parle pas seulement de l’eau qui sort de notre robinet. On parle de la place de l’agriculture locale. On parle de développement économique. On parle d’aménagement du territoire.■

Propos recueillis par Cyprien Machtalere

Le Palmarès des Jeunes urbanistes, nouvelle génération, nouvelles approches…

Les sept lauréats du 10e Palmarès des jeunes urbanistes sont désormais connus : une entreprise sociale et solidaire, des agences d’urbanisme et d’architecture, des paysagistes…


Pauline Sirot, cheffe du bureau des stratégies territoriales au sein de la DGALN, constate que “la diversité de leurs pratiques vient une fois de plus répondre à l’objectif énoncé lors de la création du Palmarès. Il récompense des jeunes professionnels pour l’originalité, l’exemplarité et le caractère innovant de leurs contributions à la fabrique de la ville et des territoires”.

Les sept lauréats du Palmarès des jeunes urbanistes 2024
Bellevilles, entreprise solidaire d’utilité sociale, co-fondée par Alexandre Born, Adrien Ramirez, Jérémie Loevenbruck, François Gendre et Sébastien De Hulster.
Meat, architecture & territoires, société d’architecture : Lucille Bricks, Justine Caussanel, Camille Chastanet, Clara Delmond, Félicien Pecquet-Caumeil, Adrien Picandet, Simon Portelas, Claire Vernhes
Nommos, agence d’architecture et d’urbanisme : Lola Lautussier, Arnaud Reaux
L’Atelier de l’Ours, collectif de paysagistes : Clémentine Coulon-Leblanc, Clément Daix, Héloïse Lenglet, Virgile Piercy
Tout terrain, coopérative d’architecture et d’urbanisme : Arthur Poiret, Tiphaine Sirio, Adèle Sorge, Julia Vallvé
UR, bureau d’architecture et d’urbanisme
Atelier Karim Lahiani, paysagiste et urbaniste

Dès l’origine, la variété des parcours des lauréats devait mettre en avant “les différents domaines d’exercice de l’urbanisme – de la planification à la conception – et la valorisation d’équipes”1. Ce propos initial n’a jamais été démenti. Tout comme la remarque émise par le jury de l’édition 2008, qui constatait que les jeunes urbanistes “s’impliquent parfois dans des problématiques que leurs aînés considéraient jadis comme marginales”.

Le Palmarès, laboratoire de l’urbanisme contemporain
Depuis sa création en 2004, l’évolution des carrières des lauréats démontre la pertinence des choix des jurys successifs. Frédéric Bonnet, PJU avec son associé Marc Bigarnet, et l’AUC de François Decoster, Djamel Klouche et Caroline Poulin, PJU en 2005, ont reçu depuis le Grand prix de l’urbanisme, tandis que bon nombre d’autres lauréats ont fait école. Au point que les pratiques et les principes qu’ils promouvaient semblent désormais presque banals.
Les exemples abondent : le collectif grenoblois BazarUrbain avec ses enquêtes de terrain impliquant les futurs habitants d’un lieu ; le Pôle des Arts Urbains de Luc Gwiazdzinski et Maud Le Floc’h qui tissent des liens entre l’urbanisme et l’art contemporain, comme lors des travaux du “parlement de Loire” ; le groupe Bellastock avec la réutilisation sur place des déchets de chantier ; l’urbaniste Sophie Ricard qui a imposé comme une pratique naturelle la permanence architecturale sur les lieux mêmes des projets, ou encore les collectifs Yes We Camp et Plateau Urbain qui convertissent les friches au service de l’urbanisme transitoire, favorisant l’utilisation temporaire de lieux en devenir durant le temps du projet…


C’est dire qu’il faut observer avec attention les propositions faites par les lauréats de l’édition 2024, car il s’en trouvera peut-être une qui fera évoluer durablement les méthodes de travail des urbanistes. Pauline Sirot remarque que la liste des promus reflète “la diversité des pratiques d’une génération privilégiant les collectifs, en étendant le champ professionnel des urbanistes”. Elle salue en particulier la première apparition d’une foncière, Bellevilles, comme “un symbole fort, en réponse au problème de la crise du logement en zone détendue”. Leur approche économique et urbaine permettrait le développement d’une offre de logements abordables dans les territoires à revitaliser.

Pour Mathurin Basile, chef de projet au sein du bureau des stratégies territoriales de la DGALN, le jury cherche “à mettre en valeur des équipes qui font bouger les lignes par leurs postures d’action”. Cela implique un changement d’attitude vis-à-vis des projets déjà en cours. Des équipes passent de la concertation à la controverse, voire à l’opposition concernant des projets déjà actés, comme la pratique de Karim Lahiani autour du tracé de l’A69. Il s’agit pour ce paysagiste, de “renouer avec le temps où les architectes étaient au service des avant-gardes, de recréer une nouvelle figure professionnelle, proposant des solutions alternatives”.

Projet 2-1 A69 © K. Lahiani


Pauline Sirot relève parmi les lauréats, la présence d’équipes se focalisant “sur le traitement de sites de la “petite ruralité”, des territoires que les urbanistes découvrent peu à peu”. Cela se manifeste par la recherche de l’équilibre des ressources, et en général par l’intervention sur l’existant, en privilégiant la sobriété foncière – l’une des approches du groupe tout terrain, impliqué dans des démarches de territoires pilotes de sobriété foncière.2

Ballade urbaine organisée par Tout terrain © Tout terrain

À la différence de leurs aînés, les jeunes lauréats sont souvent installés hors des métropoles, au sein d’équipes qui choisissent de combiner qualité de vie et pratique professionnelle. Ils sont attentifs aux besoins des territoires qui les touchent de près : leurs racines familiales, leurs lieux de résidence…

Ce qui n’empêche pas les grandes aventures : le groupe Meat s’affronte aux conséquences du réchauffement climatique dans les Outre-mer avec le projet de recomposition spatiale de la commune du Prêcheur, à l’extrême nord-ouest de la Martinique au pied de la montagne Pelée et au bord de la mer des Caraïbes, exposée à tous les risques naturels… Ces travaux, menés dans le cadre de la consultation nationale “opérations d’habitats renouvelés en Outre-mer”3 , abordent frontalement la question de la relocalisation d’habitats pour échapper aux risques liés aux coulées de boues en provenance des collines et du volcan – les “lahars” – et la montée des eaux. Ce qu’il faudrait rapprocher de la démarche de l’agence Nommos face aux conséquences urbaines des crues violentes du sud de la France.

Nice – Plaine du Var au soleil et sous l’orage © Nommos


Les propositions émises par les lauréats du PJU 2024 démontrent la variété de leurs approches. Créer du logement abordable et apporter de l’ingénierie dans des territoires délaissés, développer une attention portée aux “échelles modestes” et au “sol vivant”, se préparer aux conséquences de la crise climatique, replacer les urbanistes au cœur des réflexions sur les politiques publiques… Cette nouvelle génération est pleine de promesses.■

Marc Lemonier

  1. Propos extraits d’une interview de M. Delarue, alors directeur général de l’urbanisme, de l’habitat et de la construction au ministère MEDDE (“Une pépinière de futurs lauréats du grand prix”, N°166, juillet-septembre 2004, revue Diagonal [↩]
  2. La démarche Territoires pilotes de sobriété foncière (TPSF) est une démarche expérimentale ouverte aux collectivités bénéficiaires du programme Action cœur de ville (ACV) et signataires d’une opération de revitalisation de territoire (ORT). [↩]
  3. Les OPHROM, initiées par le Puca et la DEAL. Meat est au nombre des trois lauréats de la consultation de février 2020. [↩]

Les Vosges s’affirment comme un laboratoire de la ruralité

Face aux exigences de la transition écologique, la ruralité dispose de nombreux atouts : de la place, des espaces naturels, une qualité de vie prisée… Mais elle dispose de moins de ressources financières que les espaces urbanisés et présente des freins au déploiement des politiques publiques, des services et des commerces. En 2023, le département des Vosges a expérimenté un atelier des territoires pour projeter l’avenir de ses villages. Cet apport d’ingénierie a généré une dynamique inédite au bénéfice des élus ruraux des Vosges, et elle pourrait inspirer plus largement, l’ensemble des territoires ruraux de France.

“Il faut défendre le concept et l’intérêt de vivre dans les espaces ruraux, qui représentent 88 % du territoire et 33 % de la population”, proclame Michel Fournier, président de l’association des maires ruraux. Cet élu au parcours atypique est l’instigateur de la démarche expérimentale “Village d’avenir” qui s’est tenue dans le département des Vosges en 2023. Organisée avec la préfecture, la DDT et la DGALN, cette démarche est un atelier des territoires flash renforcé (cf. encadré) conçu pour préfigurer un programme national de soutien par l’ingénierie au développement des espaces ruraux – objectif pleinement atteint avec le lancement du programme “Villages d’avenir” de l’ANCT fin 2023.

Atelier des territoires flash : une ingénierie offerte à tous les territoires

Avec les “ateliers de territoires flash” instaurés en 2019, la DGALN met à disposition une ingénierie de haut niveau pour aborder des sujets complexes sur un large éventail de thématiques – aménagement, habitat, concertation… Et ce, pour les territoires urbains comme ruraux.

Intégré à l’offre de service de l’ANCT, il s’agit là d’un outil complémentaire à la disposition, entre autres, des chargés de projets nommés pour accompagner les lauréats du programme “Villages d’Avenir”.

Pour en savoir plus, cf. l’article déjà consacré à ce dispositif et le guide technique réalisé par la DGALN en mai 2023.

L’ingénierie est une clé pour faire face aux enjeux de la ruralité

En s’appuyant sur l’expertise de l’Atelier de l’Ourcq qui regroupe architectes, urbanistes et paysagistes, l’atelier des territoires a permis d’élaborer une réflexion prospective et de transformer la vision des maires ruraux des Vosges sur l’avenir de leurs villages.

Une nécessité pour la ruralité, exposée à de multiples défis : celui des services à la population, plus complexes à organiser ; celui du patrimoine dégradé à rénover ; celui des espaces publics souvent négligés pour favoriser la voiture ; celui du commerce de proximité ou encore celui des paysages, amenés à accueillir les installations de production d’énergie renouvelable tout en préservant les espaces agricoles et l’esthétique qui fait le charme de ces territoires.

“On a souvent de la ruralité une fausse image de stabilité, observe Félix Mulle, architecte à l’Atelier de l’Ourcq. Les transformations y sont nécessaires mais souvent faites par défaut, faute d’anticipation. Notre agence s’intéresse beaucoup aux représentations de la ruralité et aux conditions spécifiques de développement des territoires de faible densité de population”.

Séminaire de Dompaire en mars 2023 dans le cadre de l’atelier des territoires. ©Atelier de l’Ourcq

L’atelier des territoires flash organisé dans les Vosges poursuivait deux objectifs. Mener une réflexion prospective sur le département et décliner plus avant cette analyse sur 3 communes représentatives de la diversité vosgienne : Provenchères et Colroy, un village de montagne de 1 450 habitants ; Dompaire, ancien chef-lieu de canton de 1 100 habitants situé à 20 km d’Épinal et Villotte, un village de plaine de 155 habitants.

Un séminaire de haut niveau pour prendre de la hauteur

Un grand séminaire a donc été organisé à Dompaire au mois de mars 20231, qui a pu accueillir sur deux jours plus de 150 élus locaux. Plusieurs experts y sont intervenus pour proposer leur vision de l’avenir de la ruralité et des tables rondes thématiques ont été préparées par l’équipe de l’Atelier de l’Ourcq. Pour beaucoup d’élus présents, ce fut l’occasion de véritables prises de conscience.

“À partir de diagnostics socio-économiques et de portraits de territoires existants, nous avons pu problématiser la question large de l’avenir des territoires ruraux, poursuit Félix Mulle. Et nous avons proposé des tables de travail thématiques en essayant de croiser les compétences sectorielles des collectivités. Par exemple, en associant vitesse et espaces publics, afin de montrer que l’arbitrage sur les vitesses autorisées en centre-bourg conditionne le réaménagement des espaces publics”.

Rur’agilité : le laboratoire de la ruralité dans les Vosges

Créé en mai 2021, co-présidé par la préfecture des Vosges et l’AMR 88, le laboratoire de la ruralité – dénommé Rur’agilité – constitue un outil exploratoire avec le slogan “proposer, expérimenter et innover”. En cela, “il est davantage qu’un think tank sur la ruralité et pilote une quinzaine de chantiers sur le département”, comme le précise le sous-préfet Jérôme Normand qui en assure la direction. La rénovation d’un ancien cinéma à Godoncourt, pour en faire du logement et un centre de médiation, en constitue un bon exemple. Les méthodes de rénovation traditionnelles y seront expérimentées, avec l’objectif de contribuer à structurer une filière sur le département.

Sur ce sujet du bâti ancien dégradé, il co-organise avec la communauté de communes et l’EPF Grand Est un “Ruines Tour” pour analyser et faire des propositions de traitement d’une soixantaine de bâtiments proposés par les maires de 60 communes du territoire. Avec à la clé un accès facilité aux financements possibles pour intervenir (DETER, DESIL…).

Il intervient aussi sur la mobilité en facilitant l’accès au financement du département pour une entreprise d’insertion innovante et son dispositif “Reval loc, permis de bosser”. L’entreprise met en location une flotte de plusieurs véhicules sans permis au profit de la main d’œuvre jeune qui n’en dispose pas encore. Un franc succès avec une trentaine de personnes sur liste d’attente. Son déploiement plus large dans les Vosges et France entière sont à l’étude.

Création d’espaces de lecture et culture avec l’ADMR (réseau associatif qui organise l’aide à domicile en milieu rural), soutien à la création de commerces multiservices, mise en place d’un buccobus pour des soins dentaires ambulants, le laboratoire Rur’agilité multiplie les innovations au service du développement rural vosgien. Mais pas seulement : cette démarche pilote en France recherche pour chacune de ses actions une dimension de réplicabilité pour l’ensemble des territoires ruraux de France.

Bien d’autres sujets ont été abordés. Celui du bâti ancien dégradé, où la question du devenir du patrimoine est posée : faut-il le détruire pour changer d’usage, ou bien le consolider pour le préserver et anticiper la possibilité d’un retournement démographique ?

Des leviers d’actions identifiés à travers des ateliers locaux participatifs

En plus de ce séminaire ouvert à tous, les 3 communes retenues dans l’atelier des territoires flash ont bénéficié de 3 ateliers participatifs sur leur territoire, organisés par l’Atelier de l’Ourcq. Et se sont vues remettre un document de restitution qui reprend les principales conclusions, propositions d’aménagement ou de projets, que les ateliers ont fait émerger.

“L’Atelier des territoires nous a incité à remettre les attentes des habitants au centre de tous nos projets, estime Jean-Luc Munière, maire de Villotte. L’enjeu est de redonner de l’attractivité à notre petit village, par l’embellissement, la vie associative et culturelle, ou encore la rénovation du bâti dégradé. Sur ce dernier sujet, le bureau d’études nous a beaucoup aidé”.

Friche dite du Pâtis, site d’une ancienne usine de meubles, au nord du cœur
du village de la Villotte. ©Atelier de l’Ourcq

Tout particulièrement sur un projet jugé central par la commune : la reconversion d’une friche sur le site d’une ancienne usine de fabrication de meubles fermée en 1980. Alors que le maire projette depuis 15 ans sa réhabilitation, l’équipe de concepteurs de l’atelier des territoires a permis l’accélération du projet. “Nous avons obtenu récemment le feu vert pour réaménager le site en 5 parcelles constructibles, après démolition et dépollution du site par l’EPF Grand Est”, précise le maire. Une fois le terrain remis à la collectivité, il lui faudra trouver preneur sur les 5 parcelles, dans un contexte de baisse démographique continue. “Chez nous, aucun lotisseur n’est intéressé, reconnaît le maire. La commune sera donc maître d’ouvrage et aura besoin d’ingénierie pour bâtir le projet”.

L’appel à projet de l’ANCT “Villages d’avenir”, dont la commune est l’un des lauréats dans le département des Vosges, devrait justement répondre à ce besoin. La reconversion de l’ancienne usine figure bien parmi les projets qui seront accompagnés par l’un des deux chefs de projets recrutés par l’ANCT.

“Au lieu de positionner d’abord la voiture sur un projet, il faut partir des piétons et des liaisons douces”.

Steeves Brenet

À Provenchères et Colroy, le maire Steeves Brenet retient deux héritages majeurs de l’atelier “village d’avenir”, préfigurateur du programme national de l’ANCT.

Le premier concerne l’aménagement des espaces de voirie. “Les bordures de trottoir imitent les façons de faire en milieu urbain. Or nous devons affirmer un marqueur de la ruralité dans le traitement de la voirie, par exemple en privilégiant la végétalisation”.

Illustration du traitement de voirie pour l’atelier de Provenchères et Colroy : travailler sur un fond vert dans lequel on vient découper le passage et le stockage des véhicules, le passage des piétons, les accès des riverains et les parvis des équipements. ©Atelier de l’Ourcq

Le second porte sur l’implication citoyenne. “Nous essayons désormais d’impliquer systématiquement la population dans la prise de décision, affirme le maire. Même si c’est complexe à mettre en place, nous voulons que nos citoyens et notre jeunesse prennent leur destin en main”.

Les rues de la commune étant en bon état, aucune intervention sur la voirie n’est encore programmée. Cela se fera “en fonction des opportunités” par réalisme financier. En revanche, la commune prévoit la rénovation de la cour d’école et le réaménagement de son parking. “La plantation de la cour sera très participative et associera professeurs et enfants. Elle pourrait démarrer cet été”, se réjouit le maire. Une concertation est prévue pour la réfection du parking, qui ne sera pas seulement “bien vert, mais devra accueillir de multiples usages et être le plus frugal possible”.

Autre victoire significative, en lien direct avec la réflexion sur les vitesses et leur impact sur la qualité des espaces publics : le maire vient d’obtenir le 22 mars dernier, le classement en zone 30 d’une partie de l’axe de grande circulation qui traverse le centre-bourg et relie Saint-Dié à Strasbourg. Un avis favorable que le Département avait refusé à plusieurs reprises. “Nous allons voir comment donner l’impression d’un rétrécissement supplémentaire de la voirie, annonce le maire. Le mobilier urbain associé à la zone 30 est une piste à creuser, sachant que l’action sur les bordures de route, souvent propriété privée, est très limitée”.

Très satisfait des ateliers tenus sur sa commune et du séminaire de Dompaire, Steeves Brenet souligne l’importance des démarches expérimentales pour trouver des leviers d’actions et générer des dynamiques de projet. Il s’est d’ailleurs également associé au projet Expé’88 (cf. encadré) et bénéficie lui aussi du programme Villages d’avenir de l’ANCT. “Les petites communes ont besoin d’ingénierie, affirme-t-il. En particulier pour obtenir les subventions nécessaires à la réalisation de leurs projets”.

Expé’88 : une formation-action inédite pour les élus ruraux

Le 9 avril dernier s’est tenue la journée de clôture de la “démarche Expé” dans le département des Vosges. Il s’agissait de mettre à la disposition du Laboratoire Rur’agilité des méthodes innovantes d’intelligence collective au travers du parcours de formation-action “Expé’88”. Après 6 mois de travail auquel une vingtaine d’élus ruraux volontaires ont participé, plusieurs initiatives ont été lancées dans les 9 communes associées : organisation d’un festival, constitution d’une communauté apprenante et d’animations autour de l’auto-rénovation, projet d’auto-production d’ENR citoyenne, ou encore organisation de concerts en lien avec la présence d’artisans d’instruments de musique.

Autant d’actions expérimentales autour de 4 défis majeurs pour les villages vosgiens que sont la rénovation du bâti dégradé, la transition énergétique, l’attractivité du territoire ou encore le lien social par la culture. Tous les acteurs de la ruralité étaient présents – les préfètes de Région et de Département, le sous-préfet à la ruralité et le directeur du laboratoire Rur’agilité, le président de l’AMRF, la DDT, le CESER Grand Est, la déléguée Ruralité à l’ANCT, de nombreux maires… – et ont pu réaffirmer l’importance de l’intelligence collective et de l’implication citoyenne.

La démarche Expé est proposée par la fabrique d’innovation pour les transitions, un service du secrétariat général du ministère en charge de la transition écologique.

Plusieurs chantiers en cours poursuivent la dynamique de l’atelier “Village d’avenir”

L’atelier des territoires flash vosgien aura donc largement contribué à la sensibilisation des élus ruraux quant à l’importance de recourir à l’ingénierie et à des expertises externes de concepteurs pour mieux projeter l’avenir de leur territoire.

Lire aussi : Trois questions à Michel Fournier, président de l’AMRF

En témoigne le succès de l’appel à projets “Villages d’avenir” de l’ANCT : plus d’une centaine de candidatures ont été déposées, pour 64 communes finalement lauréates dans le département des Vosges (à comparer à la moyenne de 27 lauréats par département sur cet appel à projets). On y retrouve sans surprise les 3 communes associées à l’atelier des territoires flash.

Cartographie des lauréats du programme ANCT “Villages d’avenir” dans le département des Vosges. Extrait du dossier de presse du 21 décembre 2023. Réalisation : Cartographie PADT ANCT.

Par ailleurs, plusieurs recommandations issues de l’analyse prospective de la ruralité du département2 font l’objet d’un travail spécifique porté par le laboratoire Rur’agilité et ses partenaires.

Le premier porte sur la rénovation du bâti dégradé – un enjeu qui arrive largement en tête dans les projets lauréats du programme “Villages d’avenir”. L’ouest du département est tout particulièrement affecté par l’évolution du monde agricole, la déprise démographique et l’abandon de nombreuses fermes lorraines. “Nous valorisons et soutenons l’amélioration des méthodes traditionnelles de rénovation, précise Jérôme Normand. Et nous travaillons à la structuration d’une filière”. Pour cela, le laboratoire de la ruralité peut s’appuyer sur un réseau de 13 chargés de mission déployés dans le département dans le cadre de l’expérimentation “requalification du bâti dégradé en milieu rural”.  Ils sont financés par les services de l’État et travaillent, pour et au sein des EPCI, au repérage du bâti ancien dégradé. Ainsi qu’aux différents modèles économiques possibles pour traiter la variété des situations de blocages rencontrées : coût des travaux, normes à respecter, fiscalité à l’avantage de la construction neuve… “Un projet de pôle départemental du bâti dégradé doit succéder à cette phase expérimentale, révèle Grégory Boisnel, directeur adjoint de la DDT 88. Il constituerait une porte d’entrée et un guichet unique pour tous les projets”.

Implantation d’une micro-brasserie dans un projet de rénovation d’une ferme abandonnée au centre du village de Moriville, en partenariat avec le programme 1 000 cafés.
©Commune de Moriville.

Le second est en lien direct avec le virage de la transition énergétique que doivent prendre les territoires ruraux. “Nous travaillons sur une charte départementale des paysages en lien avec le collectif des paysages de l’après-pétrole, confie Jérôme Normand, directeur du laboratoire Rur’agilité à la préfecture des Vosges (cf. encadré). Avec pour terrains d’application ciblés le SCOT des Vosges centrales approuvé en 2021 et le PETR [Pôle d’équilibre territorial et rural] Plaine des Vosges”. L’enjeu étant de créer les conditions favorables pour le déploiement des énergies renouvelables sans dégrader l’esthétique et le sentiment du beau associé aux milieux ruraux.

Enfin, le laboratoire Rur’agilité et la DDT des Vosges animent une réflexion sur l’aménagement rural qui pourrait préfigurer une charte à venir. “Nous voulons construire et diffuser une culture partagée de l’aménagement des villages, souligne Grégory Boisnel. Cela recouvre tous les sujets évoqués dans l’atelier des territoires flash, comme l’intérêt de la végétalisation, le traitement de la vitesse, la valorisation des produits locaux, les conditions de financements des projets…”.

Une dynamique est donc lancée et les initiatives foisonnent dans les Vosges. Ce qui a d’ailleurs valu un arrêt de la caravane des ruralités en mars dernier, avec au programme la valorisation de nombreuses réalisations locales. Rendez-vous dans 3 ans pour mesurer le chemin parcouru et découvrir les réalisations exemplaires de ce territoire pionnier.■

Florent Chappel

  1. Le programme détaillé de ce séminaire est disponible ici [↩]
  2. cf. le document de synthèse de l’atelier des territoires flash remis par l’Atelier de l’Ourcq en juillet 2023 [↩]

Trois questions à Michel Fournier, président de l’association des maires ruraux de France

Michel Fournier est une figure de la ruralité dans les Vosges et au niveau national depuis son élection comme président de l’AMRF en 2020.  Impliqué de près dans toutes les dynamiques en faveur du monde rural dans son département comme à l’ANCT dont il est vice-président depuis juin 2021, il revient pour Diagonal sur l’importance du programme “Villages d’avenir”.

Où en est le déploiement du programme “Villages d’avenir” dans le département des Vosges ?

Le programme accompagne 64 communes [sur 120 candidates, ndlr], qui portent 31 projets. Concrètement, les deux chefs de projets ont été recrutés dans le cadre de “Villages d’avenir” et ils ont rencontré l’ensemble des élus concernés. Les projets sont très variables dans leur taille et leur durée. Mais beaucoup d’entre eux s’attachent à la rénovation du bâti ancien dégradé, un sujet majeur pour restaurer l’image détériorée des centres-bourgs. Sur la commune de Les Voivres par exemple, dont je suis maire, le programme nous accompagne pour rénover une ancienne ferme en cœur de village. Le bâtiment réhabilité permettra d’accueillir des fratries de familles en difficulté. C’est un projet estimé à 3 M€.

Comment trouver ce financement, et plus généralement celui des projets lauréats ?

Le principe de base est d’obtenir un fléchage de la DETR [dotation d’équipement des territoires ruraux, ndlr]. Mais c’est insuffisant. Pour le projet de notre commune, nous espérons la participation de la région Grand Est, qui pourrait l’inscrire à son volet ruralité. Mon ambition initiale allait jusque-là quand nous avons imaginé ce programme : obtenir que le département et la région s’unissent pour assurer un financement à 80 % des projets “Villages d’avenir”. Ce n’est pas le cas aujourd’hui et ces partenariats sont à construire. Je le respecte tout à fait, ce sont les femmes et les hommes qui décident librement dans ces collectivités, tout comme personne ne me dira ce que je dois faire sur ma commune !

Avec ce programme, la ruralité vous semble-t-elle suffisamment soutenue ?

À la différence des appels à projets souvent descendants,  “Villages d’avenir” part des projets des territoires et c’est une très bonne chose. J’aurais voulu un maximum de projets remontants mais les préfectures ont fait un filtrage plus ou moins sévère. Quand un élu confrère me dit “je ne suis pas lauréat, c’est que je n’ai pas d’avenir ?”, je suis embêté. Il faudrait pouvoir organiser une deuxième voire une troisième vague de sélection. Et puis l’argument de projet “structurant” retenu par certaines préfectures se discute : est-ce que la France est “structurante” face à la Chine et les USA ? Non. Faut-il cesser d’y investir pour autant ? Car pour aboutir à des investissements et des réalisations dans nos territoires ruraux, il faut une ingénierie forte, et c’est ce qu’apporte le programme Villages d’avenir.

Pour aboutir à des réalisations en milieu rural, il faut une ingénierie forte

Je suis très satisfait qu’il existe, j’ai milité pour sa mise en place au services des élus volontaires, en tant que vice-président à l’ANCT et président de l’AMRF. Son inscription dans le plan d’action national France Ruralités donne aussi un signal fort. Je me suis battu pour l’obtenir. Mon credo : convaincre les gouvernements d’afficher la ruralité et sa singularité ! Avec un secrétariat d’État dédié, elle s’émancipe de sa seule appartenance au monde agricole. Et elle cesse enfin d’occuper toujours les secondes places : désormais, nous sommes passés du strapontin au fauteuil d’orchestre !■

Propos recueillis par Florent Chappel