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“Les îlots anciens dégradés concernent tous les territoires”

Requalification de l’îlot Marius Debout à Forcalquier ©Droits réservés

Jessica Brouard-Masson est directrice de l’expertise des politiques publiques à l’Anah. Elle nous livre ici son analyse des difficultés que connaissent les centres anciens dégradés. Leurs causes, mais aussi les outils d’intervention sur l’habitat privé à disposition des élus pour initier les réhabilitations parfois lourdes qui s’imposent et leur donner une seconde chance.

Diagonal : Quel diagnostic posez-vous sur la dégradation de l’habitat dans les tissus anciens ?

Jessica Brouard-Masson : tous les tissus anciens ne présentent pas un habitat dégradé. Cela dépend souvent des capacités d’intervention des collectivités. Mais il est vrai que ces tissus étant couverts par la propriété privée, il est souvent complexe d’intervenir. S’il n’y a pas de cartographie de l’habitat ancien dégradé, il existe un fichier du parc privé potentiellement indigne. Il est produit par l’Anah et accessible aux collectivités via les services de l’État ; il s’appuie sur le fichier Filocom [Fichier des logements par commune, ndlr] qui croise données cadastrales et revenus des ménages. Il fournit une estimation du nombre de logements touchés, soit entre 420 000 et 450 000 aujourd’hui à l’échelle nationale. Cette approche statistique permet d’identifier des poches d’habitat dégradé jusqu’à l’échelle de la section cadastrale. Elle doit ensuite être complétée par une analyse de terrain telle qu’elle se pratique dans les études pré-opérationnelles d’Opérations d’amélioration de l’habitat (OPAH). Un travail a été conduit avec le Cerema pour tenter de corréler les situations d’habitat dégradé aux types de collectivités. Mais il a confirmé que les îlots dégradés concernaient tout le territoire, depuis les grandes villes jusqu’aux villages en passant par les villes moyennes. On en trouve dans les zones au marché immobilier tendu en raison de l’appropriation des logements par des marchands de sommeil qui n’entretiennent pas leur bien. Et on en trouve dans les zones détendues frappées par une déprise économique, par la vacance des logements, la multiplication de biens sans maîtres…

Le problème n’est pas récent et l’Anah a développé plusieurs outils et financements pour y remédier. Quels sont les blocages persistants aujourd’hui ?

Ils sont multiples. Les conventions d’OPAH, avec un éventuel volet rénovation urbaine (OPAH-RU), permettent l’intervention dans les quartiers anciens dégradés. Notamment en s’appuyant sur les financements RHI-THIRORI 1 mis en place en 2010. Mais il existe dans ces quartiers une multiplicité d’acteurs : les collectivités, parfois les services de santé, des opérateurs comme les bailleurs sociaux ou les établissements publics fonciers, les propriétaires privés… S’y ajoutent bien souvent les architectes des bâtiments de France en raison des enjeux patrimoniaux. Certains d’entre eux imposent une préservation à l’identique de l’habitat qui induit un renchérissement du coût d’intervention sur des opérations déjà complexes. D’autres ont une approche plus moderne de la qualité architecturale et se posent davantage en facilitateurs. L’autre écueil majeur est celui de la sensibilisation des élus.  Certains d’entre eux ont des réticences a priori à engager l’action publique sur l’habitat privé. Mais l’Anah, avec son expertise du sujet, est là pour les accompagner dans leur action locale. Les boîtes à outils existent mais il faut reconnaître un gros défaut de pédagogie sur l’articulation entre le repérage de l’habitat dégradé et les prises d’arrêtés nécessaires pour intervenir 2. Par ailleurs, l’outil OPAH-RU souffre d’une certaine limite : si elle impose de travailler sur le commerce, les services…, le financement de l’Anah ne porte à la fin que sur l’habitat. L’AMI Centre-Bourg posait le même problème et n’a pas permis d’enclencher une grande dynamique de revitalisation.

Les récents programmes nationaux Action cœur de ville (ACV) et Petites villes de demain (PVD) n’ont-ils pas changé la donne ?

Si, en effet. Et nous en profitons pour faire de la pédagogie sur les outils à disposition des élus. Le programme ACV a notamment été l’occasion de produire le guide sur la reconquête des îlots anciens dégradés fin 2020. Non seulement ils génèrent davantage d’opérations, grâce aux financements qu’ils apportent, mais ils replacent la réflexion urbaine au cœur des interventions. Par leur structure même, ACV et PVD font prendre conscience aux collectivités de l’importance de porter la réflexion à l’échelle de l’îlot voire du quartier. Nous observons d’ailleurs une tendance à une amélioration de l’approche urbaine dans les demandes de financement RHI-THIRORI. Conçus initialement pour aborder l’échelle de l’îlot, ces outils ne financent in fine que les immeubles sous procédures ou imbriqués à des immeubles faisant l’objet d’un arrêté. Il était donc courant que les opérations se concentrent sur un seul ou peu d’immeubles. Aujourd’hui, nous recevons davantage de demandes sur de vastes îlots, parfois jusqu’à une quinzaine d’immeubles. En mettant tous les partenaires autour de la table, les programmes ACV et PVD ont permis une réappropriation d’une approche d’ensemble dans des territoires où elle s’était étiolée. Les choses progressent donc, même s’il faut encore porter largement [au-delà des villes concernées par les programmes nationaux, ndlr] cet enjeu de l’approche urbaine des interventions sur l’habitat. L’an dernier, nous avons d’ailleurs consacré à ce sujet les ateliers de l’Anah en posant la question : comment l’amélioration de l’habitat est-elle aussi une amélioration de la ville ?

Les ateliers flashs lancés en 2021 par la DGALN pointaient bien cet enjeu et démontraient qu’un peu d’ingénierie supplémentaire permettait d’y répondre…

Tout à fait. La plus-value de ces ateliers a été de concentrer les énergies et les intelligences dans un temps donné. L’association d’architectes et d’urbanistes externes a obligé les élus et les services techniques à changer leur regard et à considérer des propositions inédites d’intervention sur leur territoire. La question est maintenant de reproduire ou d’amplifier cette approche expérimentale. Deux pistes ont été envisagées à ce jour : soit augmenter l’enveloppe dédiée aux ateliers flash à la DGALN sur ce sujet, soit travailler avec les écoles d’architecture pour apporter une matière grise nouvelle dans les territoires, comme le fait depuis des années la Fédération des Parcs naturels régionaux de France 3.

C’est d’autant plus nécessaire que les outils en place ne permettent pas toujours de connaître l’état intérieur des îlots. C’est ce que montrait l’atelier flash mené sur le centre-ancien de Blois pourtant couvert par une OPAH-RU.

Nous en revenons aux difficultés posées par le contexte spécifique de la propriété privée. Si les façades sont propres, il est impossible d’entrer dans le cœur des îlots, même dans le périmètre d’une OPAH. Ce n’est possible que si des signalements ont été établis ou si des arrêtés ont été pris. Repérer des situations d’habitat dégradé n’est donc pas toujours évident. Des arpentages permettent d’en détecter certains signes : l’état des volets ou des portes palières, le nombre d’étiquettes, de sonnettes ou d’interphones au regard de la taille de l’immeuble ou encore le nombre de boîtes aux lettres… Autant d’indices de sur-occupation des logements et de présence de potentiels marchands de sommeil.

Schéma outil habitat privé-anah ©Droits réservés

En attendant que toute OPAH ait l’obligation de tenir un atelier flash, il n’est pas interdit de rêver, comment le sujet de l’intervention à l’îlot dans les centres anciens sera-t-il porté à l’avenir ? Notamment à travers le programme ACV 2 ?

L’idée de généraliser les ateliers flashs sur les sites d’OPAH poserait une difficulté évidente dans notre capacité collective à financer cette ingénierie. Même si la tenue d’un atelier ne nécessite “que” 10 à 20 k€ en moyenne. Par contre, il serait possible de la flécher sur les territoires à gros enjeux, en dehors de ceux déjà concernés par le PNRQAD 4. Sur les sites PVD et ACV, le sujet îlot ancien dégradé est mieux identifié. Et nous portons avec la Banque des Territoires le message sur l’importance d’une réflexion à l’échelle urbaine. De même, dans le programme ACV2, au-delà des sujets de la rénovation énergétique et de l’adaptation des logements à la transition démographique et à la perte d’autonomie, nous avons retenu deux axes forts : l’intervention coercitive sur les îlots anciens dégradés d’une part et l’intervention dans les petites copropriétés dégradées de centres anciens. Ces dernières font le plus souvent l’objet d’une gestion bénévole, faute de disposer des moyens de la confier à un syndic de copropriété professionnel.

Les services de l’État ont-ils un rôle à jouer ?

Immeubles de l’îlot de la Bourgade en mauvais état à Mane ©Droits réservés

Il est essentiel, car ce sont eux qui accompagnent les collectivités sur le terrain. Certaines DDT 5 sont particulièrement actives pour porter les outils d’intervention coercitive. Elles sont même indispensables dans les territoires ruraux où l’ingénierie publique est plus faible. La DDT des Alpes-de haute-Provence fait ici figure d’exemple. Valorisé dans le guide déjà évoqué, le village de Mane, 1 349 habitants, siège des locaux de l’entreprise l’Occitane, constituait déjà une expérience remarquable 6. Tout récemment, il a été détrôné en taille par Sainte-Croix-à-Lauze et ses 92 habitants ! L’outil RHI y a permis de reconvertir un ancien corps de ferme en plein cœur de village, pour aménager 3 à 4 logements sociaux. Les services de l’État sont donc incontournables sur ce sujet et c’est pourquoi nous en faisons une cible privilégiée de nos formations.■

Propos recueillis par Florent CHAPPEL

  1. Acronymes de résorption de l’habitat insalubre et de traitement de l’habitat insalubre, remédiable ou dangereux et des opérations de restructuration immobilière. []
  2. Le ministère de l’écologie évalue à 25 000 le nombre de logements concernés chaque année par des arrêtés au titre du péril, de l’insalubrité ou de l’indécence. []
  3. La FPNRF conclut des conventions avec le ministère en charge de la culture depuis 1980. []
  4. Le programme national de requalification des quartiers anciens dégradés accompagne depuis 2009 une trentaine de quartiers prioritaires. []
  5. Les directions départementales des territoires gèrent les attributions des aides de l’Anah et instruisent les dossiers. []
  6. L’expérience de Mane est décrite en pages 82 à 84 du guide de la reconquête des îlots anciens dégradés, en libre accès sur le net. []

OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Revue d'urbanisme Diagonal (4 juillet 2023). “Les îlots anciens dégradés concernent tous les territoires” Revue Diagonal. Consulté le 21 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/nlsn


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