Président de l’Institut de la Transition Foncière, Jean Guiony plaide pour une transition foncière intégrée où les sols, trop souvent négligés, deviendraient un levier central des politiques écologiques et d’aménagement. Entretien avec Diagonal.

Comment définiriez-vous la transition foncière ?
La transition foncière, c’est une tentative de replacer les sols sur la carte de la transition écologique. Pourquoi ? Parce qu’aujourd’hui, on part du constat qu’en plus d’être méconnus, les sols sont éparpillés dans différentes politiques publiques, dans différentes filières économiques, dans différentes lois.
Ils font l’objet de réflexions et de mesures, certes, mais tout cela demeure très compartimenté. Une politique publique transversale sur la question des sols fait encore défaut, alors qu’il en existe pour le climat, le carbone, l’eau… Il faut faire des sols un champ intégré.
Nous voulons changer de paradigme en adoptant un prisme écosystémique, celui des sols vivants. Nous devons sans cesse avoir en tête que ces derniers sont des milieux dynamiques et multifonctionnels, essentiels à la régulation des processus naturels tels que la séquestration du carbone, la régulation de l’eau, le support de la biodiversité et la fertilité agricole. Là encore, il est question de transversalité. Alors certes, cela constitue sans doute un ensemble complexe, mais nos sociétés ont été capables de manipuler des sujets immatériels comme le carbone avec une grande finesse… Pourquoi en serait-il autrement pour un domaine situé littéralement sous nos pieds ?
Pourquoi la transition foncière est-elle une nécessité ?
Ces dernières années, la question de l’artificialisation des sols est montée en puissance dans les politiques publiques et dans les débats sociétaux. Nous commençons à prendre la mesure de la menace… Mais il ne faudrait pas oublier que ce n’est pas le seul risque auquel sont exposés les sols.
Avec l’anthropisation, les facteurs de vulnérabilité se multiplient : désertification, salinisation, réduction de la diversité des sols naturels.
Déjà plus de 70 % des sols de l’Union européenne sont dégradés. Plus de 53 % montrent une baisse significative de leur teneur en carbone. Cette perte des sols fonctionnels menace notre capacité à relever les défis du pacte vert pour l’Europe. Plus généralement, c’est l’habitabilité de notre continent qui est remise en question.
Comment la France se situe-t-elle dans ce contexte ?
Notre pays est le plus vaste de l’Union, l’un des moins densément peuplés, avec des droits de propriété très puissants et le plus grand nombre de communes. Tous ces éléments contribuent à faire de nous de mauvais élèves en matière d’artificialisation : nous artificialisons quatre fois plus vite que notre démographie ne progresse.
Cependant, la France a développé des atouts, notamment sur le plan de la connaissance des sols, grâce à des organismes comme le Cerema ou l’IGN – même si nous manquons encore d’outils fins qui nous permettraient de suivre et de cartographier la qualité des sols à la parcelle. Nous avons également pris des engagements ambitieux avec l’objectif ZAN et nous sommes les seuls en Europe à l’avoir rendu obligatoire et contraignant. De son côté, la loi Climat et résilience a redéfini l’artificialisation en l’assimilant à la perte durable de l’une des fonctionnalités des sols (séquestration du carbone, rétention de l’eau, support de biodiversité, fonction agronomique).
C’est important parce que, désormais, des sols non scellés ni bétonnés peuvent être considérés comme artificialisés. Pour l’heure, cette définition n’est pas utilisée pour appliquer le ZAN, mais elle fait tout de même son chemin.
Quelle est la mission de l’Institut de la Transition Foncière ?
L’Institut de la Transition Foncière (ITF) a été créé il y a deux ans. C’est une initiative qui regroupe collectivités, associations, entreprises, établissements de recherche et opérateurs publics pour promouvoir une gestion durable des sols à travers une logique de filière. Notre mission est de placer la préservation des sols vivants au centre des politiques publiques et des activités des entreprises.
Pour ce faire, nous développons trois axes. D’abord, nous soutenons la recherche appliquée via la Chaire Transition Foncière portée en partenariat avec la Fondation de l’Université Gustave Eiffel, avec l’ambition de décloisonner les disciplines touchant au sol et au foncier et de favoriser les transferts des savoirs scientifiques vers les acteurs opérationnels. Par ailleurs, nous développons des outils pour une meilleure prise en compte des sols et de leurs enjeux dans les projets urbains, territoriaux et immobiliers. Enfin, nous voulons jouer un rôle de plaidoyer en mettant en valeur les initiatives exemplaires et en portant des messages d’une voix commune.
Le Code de l’urbanisme a introduit la notion de renaturation. De quoi s’agit-il ?
C’est un concept assez générique qui met l’accent sur la “refonctionnalisation” des sols, c’est-à-dire tous les processus qui consistent à réallouer des fonctions écologiques à un sol dégradé. Cela intègre la restauration de la qualité des sols mais aussi la possibilité de pratiques de compensation de l’artificialisation. Ce vocable a l’avantage d’être compréhensible, mais il fait l’objet d’une vigilance scientifique. Et pour cause : il implique un retour à un état initial, ce qui est par essence impossible. De plus, la renaturation ne doit en rien diminuer l’impératif de la séquence ERC (Éviter, Réduire, Compenser), en particulier en ce qui concerne les deux premières étapes. Les sols sont un patrimoine absolu, et toute dégradation est à prendre comme un impact durable. En effet, la formation naturelle des sols est un processus terriblement plus lent que celui de l’érosion. La séquence ERC reste donc indispensable.
Qu’observez-vous dans les territoires ? L’heure de la renaturation a-t-elle sonné ?
Pour l’instant, le passage à l’action est marginal. La plupart des interventions concernent des compensations écologiques réalisées à très petite échelle, en agissant dans des habitats naturels existants – la plupart en bon état écologique – pour augmenter certaines de leurs potentialités. En milieu urbain, on recense aussi des interventions sur la fonction hydrique des sols. Mais les actions systémiques restent rares, car elles sont coûteuses et manquent d’incitations législatives et réglementaires. Cependant, le règlement “Restore” de l’Union européenne, adopté fin juin, pourrait changer la donne.
Pouvez-vous tout de même citer des exemples qui vont dans le bon sens ?
Certaines initiatives locales témoignent heureusement d’une prise en compte croissante des sols dans les stratégies d’aménagement. Plusieurs collectivités s’efforcent ainsi de mieux connaître leurs sols.
À Rouen, par exemple, la Métropole a mené une étude de caractérisation de ses sols afin de soutenir à la fois la production agricole locale et l’urbanisation, tout en préservant les sols les plus fonctionnels. Pour sa part, la ville de Ris-Orangis s’est engagée dans la cartographie des sols de son territoire pour évaluer leur naturalité. Ce travail vise à ajuster le PLU et à définir des stratégies d’urbanisation plus durable comme la démarche BIMBY (“build in my backyard”) qui consiste à diviser des parcelles ou à surélever des bâtiments. D’autres acteurs s’attachent à limiter l’artificialisation à travers des initiatives d’intensification ou de transformation des usages. C’est le cas du Grand Angoulême, qui a recensé 4 350 hectares de friches, offrant des alternatives concrètes à l’artificialisation.
En matière de renaturation, l’un des enjeux majeurs est d’identifier les zones à restaurer en priorité. À cet égard, on peut citer le travail du SEPAL (chargé d’élaborer le scot de l’agglomération lyonnaise) qui a défini des zones préférentielles et intégré ces efforts dans une réflexion plus large sur les continuités écologiques.
Quels outils développer à l’attention des élus, aménageurs et promoteurs pour accélérer l’intégration des sols vivants dans les processus d’aménagement ?
Comparée aux autres transitions, la transition foncière ne dispose à présent que de peu de standards et de méthodes réplicables. Avec l’Ademe et des acteurs privés comme Icade et ARP Astrance, l’Institut de la Transition Foncière développe actuellement un référentiel pour la renaturation. Cet outil d’aide à la décision accompagnera les porteurs de projets dans la restauration et l’amélioration des fonctionnalités écologiques des sols dégradés, en priorisant les fonctions selon les usages et en proposant des méthodes adaptées.
Un autre outil clé est un nouveau modèle de bilan d’opération, car le principal obstacle demeure le modèle économique. Aujourd’hui, l’artificialisation est moins coûteuse que la sobriété foncière, principalement parce que la dette écologique n’est pas prise en compte. Pour éviter que la compensation ne soit perçue comme un “droit à artificialiser”, il est crucial que chaque opération soit conçue de manière à minimiser l’artificialisation. Un système de bonus/malus est actuellement testé avec l’ANCT, deux collectivités et des bureaux d’études. Enfin, nous avons lancé des études exploratoires sur la faisabilité d’un diagnostic sols et sur le portage des intérêts des sols naturels, agricoles et forestiers sur le long terme. Agir aujourd’hui est indispensable pour préserver nos sols demain.■
Propos recueillis par Dominique Fidel
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Revue d'urbanisme Diagonal (16 janvier 2025). “Faire des sols un champ intégré est une nécessité” Revue Diagonal. Consulté le 19 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/133iq