Indispensables à la vie humaine, les sols fournissent la plupart de nos ressources essentielles. Alors qu’ils sont non renouvelables, leur dégradation s’accélère, notamment à cause des activités humaines. Mieux les connaître et les comprendre pour les gérer durablement, c’est un enjeu écologique, climatique, économique et politique qui nous concerne tous. Marc-André Selosse, microbiologiste et professeur au Muséum national d’Histoire naturelle (MNHN), fournit ici des clés pour mieux penser l’aménagement urbain.

Éléments fondamentaux de notre écosystème, les sols représentent une interface dynamique entre l’atmosphère, l’hydrosphère et la lithosphère. Dans les sociétés urbanisées, il faut cependant de plus en plus chercher la présence du sol sous nos pieds, tant il y a de couches d’artificialisation qui font barrage entre l’homme et la terre… et qui nous coupent d’autant plus du vivant.
Sols vivants, sources de vie
“Les sols sont notre placenta”, affirme Marc-André Selosse, l’un des microbiologistes spécialistes des sols les plus reconnus. “Il y a une dimension patrimoniale et un lien intime entre le sol et l’humain, à travers l’eau et l’alimentation, que nous ne percevons pas assez, complète le scientifique. Sur le plan biologique, les sols abritent une diversité incroyable d’organismes, allant des microorganismes aux plantes, qui jouent tous un rôle clé dans le maintien de la santé des écosystèmes. Le sol est construit par la biodiversité qu’il héberge : plus de 25 % des espèces connues, alors même qu’on ne connaît encore que 1 % des microbes qui y résident”.
Un sol sain est un réservoir de nutriments, d’eau et de matières organiques, essentiels pour la croissance des plantes, le cycle hydrologique et la biodiversité. Sous la surface, il est le résultat de milliers d’années de processus géologiques et biologiques qui incluent l’altération des roches-mères, l’accumulation de matière organique, et l’activité des organismes vivants qui s’y trouvent. Mycologue de formation, le scientifique connaît d’autant mieux le rôle essentiel des champignons associés aux racines des plantes : ces champignons dits “mycorhiziens” fournissent des ressources aux plantes en échange de sucres. Ils ont un effet nutritionnel et phytosanitaire, qui protège aussi bien contre des agents pathogènes que contre des agents toxiques du sol (aluminium, calcium…). “Ce sont des sols que vient l’eau : retenue sous terre, elle est nettoyée par la filtration physique et l’activité microbienne. Les sols retiennent l’eau avant qu’elle ne rejoigne lentement les sources, les rivières et qu’elle fertilise les océans”, ajoute Marc-André Selosse. Si l’on ajoute leur rôle clé dans le stockage de carbone, les sols aident à atténuer les effets du changement climatique. Alors, pourquoi ne gérons-nous pas nos sols, ce patrimoine naturel essentiel, avec plus d’attention et de délicatesse ?
L’agriculture traditionnelle
Les activités humaines exercent une importante pression sur les sols. L’urbanisation rapide et l’agriculture intensive sont parmi les principales causes de leur dégradation, entraînant la perte de leur fertilité. En agriculture, l’utilisation excessive de pesticides et d’engrais chimiques, contamine les sols, altérant leurs propriétés physiques et chimiques et affectant la santé des organismes du sol (et des agriculteurs). Le labour intensif, encore très populaire même s’il commence à être questionné, entraîne une érosion des sols en déchirant violemment toute forme de vie sous terre. De plus, la compaction causée en profondeur par le passage continu des charrues et des machines lourdes réduit la porosité et la capacité d’infiltration, augmentant le ruissellement, le manque d’eau et l’érosion. Un exemple récent ? Les coulées de boue qui ont dévasté la région de Valence, en Espagne, à l’automne dernier. “Le sol est déstructuré en surface par le labour qui, en oxygénant la terre, accélère la destruction de la matière organique qui normalement colle les parties de sol entre elles. Lors de fortes précipitations, ces sols partent facilement avec l’eau. Ce que nous avons vu à Valence, ce sont en fait des coulées de sols”, explique le scientifique.

La France, mauvaise élève
Ajoutons à cela l’artificialisation des sols, qui implique la transformation des terres pour la construction, et l’agriculture, qui réduit la surface de terre non contaminée et perturbe les écosystèmes. En France, l’artificialisation des sols concerne une surface équivalente à celle de 5 terrains de foot par heure, jour et nuit. Ce sont les régions déjà très urbanisées (Alsace, Nord-Pas-de-Calais, Île-de-France) qui ont connu le mouvement d’artificialisation le plus important, ainsi que les Pays de la Loire, l’Auvergne-Rhône-Alpes, le littoral méditerranéen et l’Outre-mer. “Dans un contexte où on sait très bien que le climat va réduire la production agricole, c’est criminel. C’est surtout un phénomène qui est 3,7 fois plus fort que l’augmentation démographique et qui n’a donc rien à voir avec un problème de place”, ajoute le scientifique. Que dire alors des dernières initiatives prises par les quelques sénateurs qui souhaitent modifier l’objectif “zéro artificialisation nette” (ZAN) en 2050 et ses étapes intermédiaires d’ici à 2031, prévue dans la loi Climat et résilience du 22 août 2021 ? “La date de 2050 était déjà un objectif qui repoussait le problème à la génération suivante. Mais les tendances exprimées au Sénat en octobre dernier nous rappellent la logique du jour du dépassement : nous consommons aujourd’hui d’une façon qui fait que demain, on ne pourra plus le faire. C’est lâche, scélérat, vil et indigne vis-à-vis de la génération à venir”, s’indigne Marc-André Selosse.
Repenser l’aménagement
Nos villes posent aujourd’hui de nombreux défis aux aménageurs, parmi lesquels celui de la restauration des sols pollués. “On peut utiliser des microbes pour détruire les hydrocarbures ou des plantes qui font de la phyto-extraction, autrement dit qui poussent en accumulant des métaux lourds. En les récoltant petit à petit, on extrait les métaux du sol”, continue le Professeur. Mais cela prendrait plusieurs années avant de pouvoir y cultiver quoi que ce soit. “Souvent, quand on désartificialise, on découvre des horreurs : il faut décaper et remettre de la matière organique. Mais nous n’en avons pas assez pour le faire sur de grandes surfaces”, complète-t-il. Un sol sain ne se développe que d’un mm par an en moyenne, et les sols artificialisés ne se récupèrent pas facilement. Le scientifique prévient : “Il faut absolument épargner nos sols de l’artificialisation”.

En ville, il y a un problème supplémentaire à régler : la pollution due au ruissellement des pluies. “La pluie emporte du zinc provenant des toits, du plomb des églises, des hydrocarbures des voitures…”, souligne le biologiste. Ainsi, la cathédrale Notre-Dame livre 21 kilos de plomb par an aux eaux pluviales qui drainent, elles aussi, 10 litres d’hydrocarbures toxiques par hectare de route par an. Améliorer la gestion des eaux en séparant les eaux sanitaires et celles issues du ruissellement, des villes ou des champs, constituerait une première étape importante pour le chercheur. Il rappelle, de plus, que l’urine humaine contient naturellement de l’azote, du phosphore et du potassium qui pourraient fertiliser les cultures de nos champs. “Les engrais minéraux utilisés dans nos campagnes provoquent, outre la pollution des sols et des nappes phréatiques, une surcontamination de la population au cadmium qui explique la hausse de 3 % du nombre de cancers du pancréas ou encore 30 % de l’ostéoporose en France”, indique Marc-André Selosse. Il prône, par exemple, une récupération séparée des eaux dans chaque bâtiment construit. “Penser le ruissellement de l’eau pour panser les problèmes de l’agriculture et fertiliser la campagne, voilà un nouveau lien à imaginer”, ajoute le scientifique.
Remettre la nature en ville
Abolir les frontières entre nature et zone urbaine, c’est donc plus qu’une nécessité selon lui. “On doit mettre de la nature en ville. Si on a des toits plats, si on a de la place pour circuler, on ne bitume pas tout, on met de la végétation avec, de préférence, un accès au sol vivant. On privilégie des espèces locales, éventuellement venues un peu du sud et du sud-est, de façon à anticiper l’évolution climatique. On essaie de restaurer les fonctions alimentaires et toutes les fonctions de stockage d’eau”, assène le microbiologiste. Il est crucial de penser les aménagements d’une façon qui minimise leur impact – tout en sachant qu’il y aura toujours des voitures, des trains et plus d’habitations. “L’idéal est de créer 30 % de zones de réserves, plus ou moins en libre évolution, pour abriter et préserver la biodiversité. Entre ces zones préservées et celles artificialisées, il faudrait imaginer des haies ou des espaces linéaires en semi-libre évolution pour permettre le passage des organismes entre les différentes zones – un peu comme ces ponts autoroutiers végétalisés qui permettent aux animaux de traverser” continue le scientifique. Enfin, il lance un appel d’urgence aux responsables de collectivités, architectes et urbanistes à s’associer à des ingénieurs agronomes et des docteurs en écologie pour réfléchir et construire ensemble les aménagements de demain. “Utilisons nos compétences respectives pour envisager ensemble tout ce qui pourrait non seulement aider la nature mais avant tout, aider l’Homme”, conclut-il.■
Julie Tilman
Ouvrages parus sur le sujet :
M. BURNIAT, M.-A. SELOSSE, 2021. Sous Terre (bande dessinée). Dargaud, Paris, 174 p.
M.-A. SELOSSE,2021. L’origine du monde. Une histoire naturelle du sol à l’attention de ceux qui le piétinent. Actes Sud, Arles, 480 p.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Revue d'urbanisme Diagonal (15 janvier 2025). Les sols, ce patrimoine négligé. Revue Diagonal. Consulté le 18 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/1339b